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au magazine Les Epées après la mort de
l'écrivain, 2008
Soljénitsyne, un destin, entretien sur mon livre
avec Patrick Louis,
France catholique,
11 juin 2010
Soljénitsyne aurait cent ans,
entretien
donné au magazine La Nef, décembre 2018
(
Une erreur s'est glissée dans ma
présentation : je n'ai pas participé au catalogue
Un écrivain
en lutte avec son siècle, mais au
précédent, Le
courage d'écrire.)
Un critique de l'Occident,
entretien donné au magazine L'Incorrect, mars 2019
(publié
ici dans son intrégralité)
Dissidences partout !
Première
publication : revue Immédiatement n°13,
février 2000
Sur des livres
de Cécile Vaissié, Pour
votre liberté et pour la nôtre, le combat des
dissidents de
Russie, Robert Laffont,
et d’Alexandre Zinoviev, La grande
rupture, sociologie d’un monde bouleversé,
L’Age d’homme.
La dissidence
soviétique appartient maintenant à
l’histoire, mais le livre de Cécile
Vaissié, qui retrace ses combats, nous
rappelle opportunément que sa méthode
d’action convient toujours, aujourd’hui
et maintenant, y compris dans nos pays démocratiques.
Nous
fêtons à peine les dix années de la fin
du monde
communiste européen, et pourtant le temps de
l’Union soviétique, de la guerre
froide qui opposa les deux
« blocs » paraît
s’évanouir et ne laisser
aucune trace dans notre conscience et notre présent. Ainsi
en est-il a fortiori
des combats de la dissidence russe et est-européenne pour la
liberté. En
apparence, elle a gagné. Cela signifie-t-il
qu’elle n’a plus rien à nous dire,
que la signification de son action est strictement limitée
à la sphère
soviétique ?
Le livre de
Cécile Vaissié, Pour
votre liberté et pour la nôtre,
n’est pas seulement le
bienvenu parce qu’il offre une histoire large et passionnante
de la dissidence
russe ; mais aussi parce qu’en la tirant de
l’ombre, il permet de
revaloriser l’homme et son action sous un régime
totalitaire.
Les dissidents
sont devenus tels – des personnes qui
s’écartent du nous,
qui pensent et
parlent autrement) par une nécessité
intérieure, découverte au terme de
parcours très divers. Le mouvement de la dissidence est
avant tout un mouvement
d’individus qui, certes, se côtoient et se
soutiennent mutuellement, mais ne
sont pas organisés. Les quelques associations qui ont
existé comme le Comité
des droits de l’homme, le Groupe Helsinki ou la Commission
d’étude de
l’utilisation de la psychiatrie à des fins
politiques, ne doivent pas
tromper : elles sont fondées souvent sur un coup de
tête par deux ou trois
personnes qui veulent ainsi montrer leur droit à le faire,
sans demande
d’autorisation. Ces individus inflexibles payèrent
souvent cher leur
déviation : ils connurent dans le meilleur des cas
la relégation, les
camps ou l’asile psychiatrique dans le pire.
Les dissidents
s’appuient sur trois principes
essentiels : le respect de la légalité
et la réclamation de droits
inscrits dans la constitution mais en pratique non
tolérés, ou encore inscrits
dans cette Déclaration des droits de l’homme de
1948 à laquelle le pouvoir
communiste se réfère dans ses discours ;
le refus de la violence ; la
volonté de transparence, en montrant publiquement son
désaccord par le biais de
manifestations, de pétitions, de lettres ouvertes aux
dirigeants ou
d’interviews données à des journalistes
occidentaux. Cette transparence de
l’action était nécessaire pour montrer
qu’une autre voix s’élevait, qui
n’émanait pas du Parti. C’est bien ce
que ce dernier craignait le plus, les
dissidents le démontrèrent magistralement de
nombreuses fois. Le cas le plus
ubuesque fut celui de ces quatre personnes qui, en mars 1981, voulurent
manifester en utilisant des slogans officiels :
« Tout le pouvoir aux
soviets ! Vive la démocratie ! Chaque
personne a le droit de quitter
tout pays, y compris le sien » (loi
soviétique de 1976), « Il ne peut
ni ne doit pas y avoir de place dans notre mode de vie
soviétique pour l’esprit
bureaucratique, l’insensibilité et la
morgue » (Résolution du Plénum
du
Comité Central du parti communiste du 21 octobre 1980,
discours du camarade Leonid
Brejnev). Cécile Vaissié nous conte la fin de
l’histoire : « Non
seulement la manifestation est interdite, mais – comble du
sublime ! – les
slogans sont déclarés antisoviétiques,
antisocialistes et illégaux. »
Les dissidents
mettent en évidence la fiction du discours
en le prenant au pied de la lettre, ce qui force le Parti à
dévoiler sa nature.
Pourtant, nombre d’entre eux ne sont pas (en tout cas jusque
dans le milieu des
années soixante-dix) opposés au régime
en tant que tel, mais au
« stalinisme », qui en serait une
dénaturation. Ils ne demandent que
le respect de droits
« inaliénables » de
l’homme, comme la liberté
d’expression. Leur attitude se veut éthique mais
surtout pas politique, mot
qui, à l’exception notable de quelques-uns comme
Vladimir Boukovski, leur fait
horreur. Ils perpétuent en ce sens la tradition de
l’intelligentsia russe qui a
toujours refusé la responsabilité politique.
Là
réside la limite de leur action. Les dissidents, dans
leur immense majorité, ne pensèrent pas les
fondements du régime soviétique et
ne purent donc les remettre en cause : ils se disaient
toujours
socialistes. Ils ne purent donc penser un régime alternatif
autre que celui
proposé par l’Occident. Aussi, quand Gorbatchev
reprend leurs principaux mots
d’ordre vingt ans après, transparence,
anti-stalinisme, les dissidents encore
présents sont-ils réduits au silence. Beaucoup se
consacrent à la sphère
privée, d’autres vivent en exil,
d’autres enfin meurent.
Totalement
étranger à ce mouvement dissident,
spécialiste
du marxisme-léninisme et membre du Parti, Alexandre Zinoviev
dut sa disgrâce à
la publication à l’étranger en 1976 de
son roman Les Hauteurs béantes.
Sa critique radicale de l’idéologie
socialiste ne le conduit pas, cependant, à
désirer la démocratie de type
occidental. Loin de là. Il porte sur nos
sociétés un regard acéré,
repérant les
similitudes qu’elles présentent avec celle
qu’il a connue. Zinoviev analyse cet
Occident où il a vécu exilé pendant
une bonne vingtaine d’années, jusqu’au
moment où exaspéré par notre monde, il
est retourné vivre en Russie. Son retour
de 1999 est marqué par un petit livre, La
grande rupture, qui constitue l’attaque la plus
implacable contre
notre « supra-civilisation »,
stade supérieur de la civilisation, qui réalise
ses valeurs jusqu’au bout de
leur logique ; jusqu’au point où elles
s’annihilent.
Selon
Zinoviev, nous ne sommes plus dans un monde libéral,
basé sur l’individu souverain et entrepreneur,
mais dans un monde pleinement
capitaliste dont le centre de pouvoir est le mécanisme
financier. La
supra-civilisation
« occidentaliste », qui
succède à la défunte
supra-civilisation communiste, n’est plus composée
d’Etats-nations souverains.
Les Etats sont intégrés en une seule
entité par le biais de diverses
organisations, l’Union européenne,
l’OTAN, etc., sous
la direction effective des Etats-Unis.
Ils sont gouvernés par une superstructure en partie non
démocratique –
administration qui emploie 15 à 20% de la population active
– regroupant
supra-gouvernement, supra-économie,
supra-idéologie et
moyens d’information de
masse. En position hégémonique dans le monde
entier, la
supra-civilisation tend
à imposer son mode de fonctionnement par son
idéologie.
Zinoviev précise que
l’idée de la
« société
globale », sous-tendue par le réseau de
relations tissé dans le monde, est occidentale, et non
universelle. C’est
l’Occident qui pousse à l’unification du
monde, via
l’instrumentalisation des
droits de l’Homme. Son discours extrêmement
séduisant qui promet le confort
matériel et l’efficacité technologique
–
l’éclatante réussite de
l’Occident –
ne peut que susciter l’envie des autres pays. Il impose de
fait
une structure
sociale, une économie, un système politique et
une
culture de type occidental,
et présente cela comme une mission
« humaine »,
désintéressée :
pour tout dire comme un progrès. Il rattache alors les pays
à sa sphère
d’influence, non au titre de partenaires, mais en tant que
« zones de
colonisation ». Il se crée alors un
nouveau type de
régime, celui de la
« démocratie
coloniale ».
De
sa culture marxiste, Zinoviev a gardé le goût de
l’explication scientifique des sociétés
et de leur développement à travers
l’histoire. C’est une mécanique
générale et rigoureuse qu’il
découvre. La
supra-civilisation occidentiste obéirait aux mêmes
règles « objectives »
que la communiste. Ce qui sonne juste est la logique d’un
système qu’il
dévoile ; en montrant le déploiement
corrélatif du capitalisme et d’une
bureaucratie d’Etat, il rejoint la réflexion de
Cornelius Castoriadis et de
Claude Lefort. Mais il renforce notre impression
déjà trop prégnante de notre
impuissance, réduits que nous serions à subir la
nécessité historique. Il nous
annonce un XXIè siècle le plus terrible de
l’humanité. A le lire, il paraît
plus raisonnable de se terrer sous la couette en attendant la Faucheuse
libératrice que d’entrer en résistance.
Zinoviev, c’est sa faiblesse, n’accorde
aucune place à l’individu, lui l’homme
du système soviétique qui jamais ne
fraya avec les dissidents. Certes, ces derniers sont apparus
à la faveur du dégel
après la mort de
Staline et,
certes, il fallut le coup de bluff des Américains (la
« guerre des
étoiles ») pour mettre à bas
le régime. Ils ont pourtant contribué
à
déstabiliser le pouvoir, et leur action peut nous inspirer
pour une nouvelle dissidence.
Les mots d’ordre ne peuvent évidemment pas
être les mêmes : il ne s’agit
pas de réclamer de la
« transparence », ni des
« droits »,
les mots qu’utilise l’idéologie
présente. Mais il reste cette bataille de la
langue, cette destruction des mythes et la mise en évidence
de leur décalage
avec la réalité. Soljénitsyne
écrivit un célèbre article sur la
manière de ne
pas participer au mensonge et de vivre en régime totalitaire
sans perdre sa
conscience – une telle éthique a
d’ailleurs des implications politiques. Il
s’agit d’enrayer la machine, de faire obstacle aux
flux de la communication. Le
circuit intégré le plus perfectionné
ne résiste pas à un coup de ciseaux bien
placé.
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Jacques et son double
Première publication
dans la revue Immédiatement n°22, septembre 2002
Sur
le livre de Jacques Rossi et Michèle Sarde,
Jacques, le Français,
pour mémoire du Goulag, Le Cherche-Midi
éditeur.
Jacques Rossi est un des
rares
Français à avoir été zek,
détenu du
Goulag. Déjà auteur d'un Manuel de l'argot
des camps devenu une référence, puis de petits
récits du format de ceux de Chalamov, dans Ah qu'elle était
belle cette utopie, il livre son autobiographie dans Jacques, le Français.
Livrer, le terme est exagéré car même
ici, Jacques Rossi garde ce goût
prononcé du secret qui fit de lui un espion au service du
Komintern,
puis, sans qu'il le sût, au service de l'Armée
rouge. Du jeune
communiste au prisonnier, son parcours est celui d'un homme en
quête
d'une identité. Les doubles et les rôles abondent
dans sa vie
extraordinaire. La mère, française, belle femme
élégante qui se
révélera être la fille d'un artisan de
Bourg en Bresse ; le père est un
riche propriétaire et un homme public polonais, dont le fils
est
persuadé, sans preuve décisive, qu'il n'est pas
le sien, et qu'il n'a
jamais aimé. Après une vie cosmopolite
auprès de la mère adorée, qu'il
perd à l'âge de dix ans, il découvre le
communisme. Il devient vite un
messager du Komintern et parcourt l'Europe en fantôme,
accumulant
identités, histoires, vies à recommencer dans
chaque nouvelle ville
traversée. Le jeune homme est condamné
à vivre dans une fascinante
solitude, mais il semble prendre à plaisir à la
dissimulation.
Arrêté
à Moscou lors des purges du Parti, il fut torturé
et envoyé dans le
Grand Nord. Rossi mit du temps à se déprendre du
communisme mais,
refusant de se considérer comme une victime, il assure avoir
mérité ce
châtiment puisqu'il avait travaillé à
l'expansion d'un régime criminel.
Dépouillé de son identité communiste,
il redécouvrit ses origines
françaises, via
le souvenir
de sa mère. Dorénavant, il sera
Jacques, le Français et zek. Il
consacre la fin de sa vie à ses deux objectifs : revenir en
France, et
écrire sur le Goulag. Une personnalité
attachante, et un destin hors du
commun !
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L'Occident
sous le signe de l'étoile rouge
Première
publication sur feu le site de la revue Immédiatement,
octobre
2004
"Celui qui combat trop
longtemps les dragons devient dragon
lui-même ; et si tu plonges trop
longtemps ton
regard dans l’abîme, l’abîme
plongera en toi. " Nietzsche
Si
elles ne sont pas fermées l’une à
l’autre, des sociétés contemporaines
partagent forcément des traits, qui sont pour une part
induits par des facteurs objectifs tel que le progrès
technique, et pour une autre part par des échanges
économiques et culturels qui les influencent mutuellement.
Cette influence est encore plus forte quand les deux
sociétés se polarisent l’une sur
l’autre comme en temps de conflit ou de Guerre froide.
Depuis la fin de
l’Union soviétique, il est entendu que
l’Amérique est la seule grande puissance et que
son influence se fait sentir dans le monde entier. Chez
l’ancien adversaire même, les publicités
des grandes firmes occidentales ont envahi les rues et les anglicismes
la langue russe. Rien de plus normal : la domination
culturelle d’un pays sur un autre est le reflet de sa
domination économique, politique et militaire. En 1945, le
Japon et l’Allemagne de l’Ouest se sont vu imposer
une constitution et un régime politique inspirés
du système américain ; la culture
américaine – le cinéma, le rock, le
roman noir, les produits de consommation cultes,
l’utilitarisme – a prédominé
les autres influences dans l’imaginaire collectif. Ce mouvement n’a
pas eu lieu d’ailleurs que dans les pays politiquement
vaincus : c’est toute l’Europe de
l’Ouest qui, globalement, a subi ses effets, en
étant à la fois éblouie et
humiliée.
Une chose qui
est moins évidente, c’est l’influence
que peut exercer la culture d’un adversaire vaincu sur son
vainqueur. Après avoir mis Athènes et avec elle
les cités grecques à genoux, Rome s’est
approprié la langue et la philosophie grecques, devenues
signes distinctifs et indispensables de toute bonne
éducation. Les penseurs romains lisaient tous le grec, le
platonisme, le stoïcisme et les Evangiles
véhiculés par le grec prirent possession des
âmes dans tout l’Empire, et il fallut attendre
saint Augustin pour qu’un philosophe romain
écrivît en latin – mais avec saint
Augustin, c’était déjà une
autre civilisation qui commençait. De même
après 1945, l’Allemagne a triomphalement
imprimé, via sa philosophie, sa marque sur les consciences
occidentales. La philosophie touche naturellement un public beaucoup
plus restreint que la culture populaire américaine
– son influence ne se fait sentir que sur
l’élite. Mais si elle en est pour cela moins
évidente à l’œil nu, elle
n’en est pas pour autant négligeable, surtout
à l’époque des années 60 et
70, au moment où les universités ont accueilli,
pour la première fois de leur histoire, un nombre massif
d’étudiants. Frédéric
Nietzsche, Max Weber, Martin Heidegger, pour ne citer que ces trois
penseurs, sont les pères fondateurs d’une
pensée qui se situe plutôt à gauche et
qui a donné naissance au mouvement du
« politiquement correct » selon
un processus analysé par Allan Bloom dans The
closing of the American mind : remplacement des
concepts de vérité et de morale par celui de
valeur, relativisme, culte de l’individu créateur
et de la spontanéité. Que ce soit la gauche
occidentale qui ait récupéré des
auteurs conservateurs dont la pensée n’est pas
sans liens avec le régime nazi et que des penseurs
anti-nazis comme Léo Strauss et Hannah Arendt inspirent
aujourd’hui les néo-conservateurs, ce croisement
est cocasse. Bien entendu, qui dit influence ne dit pas copie et les
philosophes cités seraient sans doute
étonnés de l’interprétation
puis de la vulgarisation qui sont entreprises de leur œuvre
– mais là n’est pas notre propos.
Aussi peut-on
se poser la question : vraiment, l’URSS
n’appartient-elle plus qu’au
passé ? La Russie, sous sa forme
soviétique, a dominé la moitié de la
planète pendant plus de quarante ans, a menacé
l’Europe de l’Ouest et
l’Amérique auxquelles elle a, dans le
même temps, assainé une formidable propagande, et
tout cela s’est évanoui sans laisser aucune
trace ? Elle nous a laissés intacts, vierges de
toute soviétisation ?
La Russie et
son double
Parler de
soviétisation, c’est évoquer
l’influence
d’un système politique, et non un rayonnement de
la
culture russe en dehors de son espace traditionnel
d’attraction.
Si je fais la distinction, cela tient aux relations ambiguës
de la
Russie et de l’Union soviétique. Un même
pays sous
deux noms différents ? L’URSS a
hérité
de la Russie tsariste et la Fédération de Russie
a
hérité de l’URSS. Il est
aisé de
repérer, sous les changements de dénomination et
la
volonté de rupture, les continuités historiques
entre ces
trois époques et ce que l’homo
sovieticus
tient de l’homme russe. Une bureaucratie tentaculaire, une
police
politique particulièrement versée dans la
manipulation,
une trop grande sensibilité aux apparences sont quelques
permanences russes qui ont connu une nouvelle fortune sous
l’URSS. Pourtant, les termes
« soviétique » et
« russe » ne se recoupent
qu’en partie, et
il serait faux de les assimiler complètement.
C’est comme
si la Russie, patrie des doubles, des faux-semblants et des mots,
s’était dédoublée et avait
confié ses
démons à un pays surréel
appelé Union
soviétique. Les démons s’en sont
donnés
à cœur joie sous Lénine et Staline puis
lassés par leur propre jeu se sont mis à boire,
et le
cynisme cruel des révolutionnaires a tourné en
corruption
et en dépression collective sous Brejnev. La
surréalité est devenue
réalité glauque
– celle de l’ivrogne avec sa perpétuelle
gueule de
bois. (Quand on a bu trop de vodka, alcool fort mais doux, le
remède c’est de boire de la marinade de cornichons
bien
acide pour se remettre d’aplomb. Faut supporter. Si on a
suivi la
métaphore, il s’agit de Poutine.)
La Russie
s’est présentée à nous au
XXème siècle comme Union soviétique et
c’est cette dernière entité avec
laquelle nous avons été en conflit. Certes,
l’anti-soviétisme pouvait cacher du
mépris pour « ces
barbares » et, à l’inverse,
certaine politique de rapprochement avec l’URSS, telle celle
menée par le général de Gaulle,
était fondée sur la reconnaissance
d’une permanence russe nécessaire à
l’équilibre européen et qui
ressurgirait une fois le masque idéologique
tombé. Néanmoins, c’est ce masque que
nous avons regardé et c’est donc son impact sur
nous qu’il faut examiner, indépendamment de sa
plus ou moins grande ressemblance avec la
« russité ».
D’une Union
à
l’autre
1991 :
mort de l’Union soviétique. 1992 :
naissance de l’Union européenne.
Ce sont des
Russes qui ont fait ce rapprochement. Sans doute sont-ils mieux
placés, en tant que vaincus, pour remarquer comme un passage
de relais, d’une Union à l’autre.
N’est-ce qu’une coïncidence ou est-ce
significatif d’une dé-teinture de la puissance
agonisante sur son vainqueur? Il ne s’agirait pas
d’un changement soudain mais d’un processus, qui
nous fut révélé et fut
accéléré par la fin d’un
duel.
Les pays
européens et les Etats-Unis ont bien changé entre
le début et la fin du XXème
siècle : le rôle de la technique et du
développement économique dans cette
transformation y est connu. L’influence des
régimes totalitaires qui se sont dressés contre
eux l’est moins. Certes, on a remarqué les
congruences, l’unité du style monumental dans les
années 30 aussi bien en Allemagne et en Russie
soviétique qu’en Amérique,
l’industrialisation à grande échelle,
l’apparition en politique de la
« masse » en lieu du peuple, un
goût du kitsch universel – ainsi les Carmina Burana de Carl Orff,
œuvre d’esthétique nazie à la
différence de celle du pauvre Wagner toujours complaisamment
attaqué, sont-elles fort populaires de nos jours. Quid,
cependant, de l’influence directe des totalitarismes sur les
démocraties occidentales, et particulièrement de
celle de l’URSS, qui fait qu’en nous regardant dans
le miroir, ces quinze dernières années, nous ne
nous sommes pas reconnus ? Que nous avons
éprouvé le besoin, pour désigner notre
pensée, de parler de
néo-libéralisme ? Nous voulons nous
convaincre que nous sommes toujours des libéraux –
et malgré tout, nous adjoignons ce
« néo » tellement nous
sentons que quelque chose a changé en nous que nous ne
parvenons pas à nommer et que nous nous contentons,
à défaut de mieux et peut-être par
crainte, d’indiquer par un préfixe.
Historiquement,
le
libéralisme est une morale : il vise non
à
révéler la vérité, mais
à modifier
le comportement. Pensée contre le catholicisme, sa morale
est
anti-dogmatique. Elle prône la liberté
individuelle,
notamment la liberté de critiquer la tradition et
l’autorité ; la liberté en
matière
économique n’est qu’une des applications
à la
vie quotidienne de cette morale. Marx est arrivé et a
déplacé le problème : il a
fait de
l’économie le nœud de
l’histoire et a
appelé capitalisme le système qui
s’installait dans
les pays ayant adopté la morale libérale. Puis
Lénine a pris le pouvoir en Russie et a entrepris de
bâtir
le socialisme. Comme l’ennemi était le
capitalisme, il a
fait du socialisme un système économique et a
décrété que tout ce qui
était contraire aux
règles capitalistes était socialiste par
définition. La confrontation des deux puissances dont
l’une était censée incarner le
capitalisme et
l’autre le socialisme a érigé ces
alternatives en
vérités idéologiques (version
sécularisée de la vérité
dogmatique). Les
Etats-Unis et derrière eux l’Europe de
l’Ouest ayant
vaincu, le capitalisme a vaincu. Les marxistes baissant le ton, le
capitalisme a pu retrouver son ancien nom et redevenir
libéralisme, mais c’était peine
perdue : de
morale qu’il était, il était devenu
idéologie. Il était devenu
néo-libéralisme.
L'avenir radieux du
modernissisme
Ainsi
une des
premières influences que je vois de l'URSS sur les
pays occidentaux est la transformation du libéralisme en
idéologie. Si son contenu a subi une transformation sous
l'effet conjugué de techniques nouvelles,
des transformations économiques, et de la
vulgarisation d'une philosophie venue d'Allemagne, sa
pétrification en idéologie me paraît
soviétique. Notre avenir radieux est le modernissisme. Le
modernissisme promis n'est pas fondamentalement différent de
la modernité - n'oublions pas que nous avons vaincu : nous
détenons donc la vérité. Simplement,
la modernité n'étant pas idéale,
comme tout un chacun peut le constater, elle doit sans cesse
être améliorée, et les efforts pour
aller dans ce sens ne doivent pas être comptés car
l'enjeu est de taille (nous parlons du bonheur de l'humanité
et de son avenir de paix). Il s'agit donc de systématiser et
d'absolutiser les recettes anti-socialistes qui nous ont
réussi : dorénavant, la Réforme se
dresse contre la Révolution, le Marché contre
l'Etat, l'Individu-Unique contre la Société-Une.
Ceci n'est pas une question de choix politique mais, encore une fois,
de sens de l'Histoire. On avait cru un moment que l'Histoire allait
vers le socialisme et la société sans classes ;
la classe dirigeante sait maintenant que tel n'est pas le cas et, dans
une très large mesure, est persuadée que
l'Histoire va en fait vers le modernissisme et la
société pacifiée, et que ne pas
accompagner ce mouvement est nous vouer à la mort.
Résumons ainsi la règle de vie de la classe
dirigeante : nous autres Modernes devons nous moderniser pour nous
adapter au modernissisme.
Le
volontarisme actuel, qui ne se veut qu’accompagnement
d’une évolution inéluctable, ne passe
donc plus par la loi pour faire passer la vérité
dans la réalité ; la loi a à
faire avec la politique, avec le choix ; or nous ne sommes
plus à l’ère du choix. Ce sont les
règlements, et non la loi, qui permettent
d’ajuster sans dommages la modernité au
modernissisme – les édicter est dévolu
soit à l’Union européenne, soit aux
cours de justice. La multiplication de ces règlements dans
tous les domaines de la vie, et singulièrement ceux que
jusque-là la loi tenait pour privés et donc
échappant à sa juridiction, laisse
présager à l’avenir une bureaucratie
encore plus puissante qu’elle ne l’est à
présent.
Si
l’on songe au modèle russo-soviétique,
il y a de quoi s’effrayer – mais, une fois de plus,
je ne prétends pas que nous reproduisons ce qui a
existé ou existe encore en Russie. Je ne prédis
pas la venue d’un Staline avenue de l’Europe
à Bruxelles, ni la formation d’un vaste archipel
du goulag à travers le continent unifié, avec
harmonisation des camps de Lisbonne à Tallinn. La valeur
accordée à la vie humaine diffère trop
dans les deux Unions pour qu’une telle
répétition soit possible. Je pointe juste une
évolution inquiétante dans laquelle je remarque
une certaine identité avec le système auquel nous
nous sommes opposés pendant de longues années.
L’influence
est aussi reçue différemment suivant les cultures
nationales, plus ou moins étrangères à
une autre culture. Les pays anglo-saxons sont sans doute moins
touchés quoiqu’ils n’aient pas
échappé à cette
idéologisation de leur libéralisme. La France est
peut-être plus atteinte en raison de ses points communs avec
la Russie, elle qui est une nation centralisée,
littéraire, folle de morale et de mode. Mais globalement
l’Europe me semble sous influence.
L’idéologisation
du discours de la classe dirigeante implique un décalage
croissant entre ce qui est dit et la réalité. Et
plus
l’on s’éloigne de la
réalité, plus on
réaffirme l’idéologie, seul
remède à
ce décalage. Plus de pauvreté, plus de violence,
moins de
morale publique ? C’est le signe que la
Réforme
n’est pas allée assez loin, qu’il
n’y a pas
assez de Marché, que l’Individu-Unique doit encore
se
libérer de tabous - sous la protection des
règlements et
par conséquent de la police. Exaltés sont
d’un
même mouvement la tolérance et la
solidarité entre
Uniques, le désir de paix et le désir de
jouissance, les
droits de l’homme et de chacun. C’est
l’idéologie plaisante de ce que Philippe Muray a
appelé « l’empire du
Bien ». Plus la
société est dure, plus les dirigeants
compatissent, et
plus les fêtes officielles fleurissent. En Union
soviétique (et cette tradition se perpétue),
toutes les
professions avaient leur jour de fête, toute occasion
était bonne pour offrir des fleurs, et l’usage du
mot
« bonheur », extensif. On peut
s’y faire
prendre en toute bonne foi si l’on
n’écoute que les
mots, sans analyser les actes qui s’en parent. La
« guerre préventive »
dans le but de
pacifier, c’est le syndrôme « la
constitution
soviétique de 1936 est la plus démocratique du
monde ».
Les
bons côtés de l’oURSS
L’influence
soviétique dont je viens de parler semble
entièrement négative. L’URSS
étant l’ennemi, les pays occidentaux ont
focalisé leur regard sur ses aspects repoussants et, du
même coup, essentiellement de ceux-ci subirent
l’influence. Peut-on gommer néanmoins
d’un geste négligent soixante-dix ans
d’histoire russe et résumer la
réalité de ce pays au XXème
siècle à un système nul et
malveillant ?
Quelle serait
donc cette
influence soviétique, cette fois-ci dans sa version aimable
?
Quand les communistes voulaient défendre
« le bilan
contrasté » du régime
soviétique, ils
relevaient généralement les points
suivants : le
rôle clé de l’URSS dans la
défaite des Nazis
lors de la Seconde Guerre mondiale ; la qualité et
l’efficacité du système
éducatif ; le
rang primordial accordé à la culture et sa
démocratisation, sans doute unique dans
l’histoire, et
l’importance des artistes dans la
société
soviétique. (« Et
le caviar se mangeait à la
louche… ! ! » )
Reprenons chacun de
ces points.
Sans
vouloir
réécrire l'histoire, il est probable que les
Alliés n'eussent pas vaincu les Nazis sans l'aide
décisive des Soviétiques. Seulement, à
quoi est dû le formidable effort de guerre qui, rappelons-le,
a coûté la vie à près de
trente millions d'hommes ? Le régime soviétique
n'a pas été avare en vies pour payer la
responsabilité de Staline dans
la décapitation de l'armée et ses
impérities ; derrière les lignes russes, les
forces du NKVD étaient prêtes à
fusiller tous ceux qui auraient eu l'urgence de reculer devant la
boucherie qui les attendait. Des raisons idéologiques ont pu
galvaniser les troupes (vaincre le fascisme impérialiste),
mais si on veut à tout prix trouver une origine au
sens du sacrifice dont ont fait preuve les combattants, celle-ci
gît sans doute dans leur patriotisme viscéral, ce
dont Staline était parfaitement conscient. (L'anecdote est
célèbre : le Père commença
sa première intervention radiodiffusée
après l'invasion nazie par "Frères et soeurs!
"à la place du déjà tradidionnel
"Camarades!".)
Je ne vois pas
que ce sens du sacrifice soit passé dans nos mœurs.
La
qualité et l’efficacité du
système éducatif soviétique sont
indéniables ; elles ne furent pourtant pas une
création du régime mais plutôt une
démocratisation réussie de
l’enseignement élitiste qui existait dans la
Russie pré-révolutionnaire. Bémol
cependant : la façon dont étaient
enseignées l’histoire et la littérature
relevait du mensonge et de la bêtise – toute
analyse littéraire se faisait à travers la grille
marxiste-léniniste, des œuvres et des auteurs
étaient inexistants, l’histoire était
réécrite en fonction de la Révolution
de 1917 à laquelle tout devait aboutir – et
même des disciplines plus scientifiques n’ont pas
échappé à
l’idéologisation : ainsi la linguistique
ou la biologie.
Tout
système éducatif reflète la
société qui le modèle ; il
est donc toujours influencé par la croyance dominante de
cette société. Mais son idéologisation
– quand la croyance nie la réalité et
veut faire fie d’elle – est chose plus
grave ; que l’enseignement français,
faisant suite à l’enseignement
américain, subisse actuellement une
idéologisation est visible. Cela me semble une
conséquence de celle subie par l’élite
dirigeante que j’évoquais tout à
l’heure. Par contre, en ce qui concerne la qualité
de l’enseignement, là non plus je ne vois pas que
nous nous en soyons inspirés ces dernières
années.
Enfin, la
culture. L’enseignement démocratisé a
formé des cohortes de lecteurs, de spectateurs,
d’auditeurs… qui se précipitaient dans
les bibliothèques, les librairies, les salles de concert,
les théâtres…
Le cinéma existait, les artistes pouvaient
vivre de leur art, ils disposaient de maisons de repos et de
« création » au bord
de la mer et des rivières, les innombrables orchestres
fournissaient du travail aux musiciens, on pouvait habiter une petite
ville et aller écouter Rostropovitch pour 10
kopeks… L’art
était considéré, ses serviteurs
respectés.
Là
encore, il faut faire la part des choses : le pouvoir russe a
toujours été très attentif aux
artistes et particulièrement aux écrivains. Qui
dit attention du pouvoir dit censure, forcément. La
tradition russe de la censure est longue aussi et n’a pas
débuté avec la Révolution. Mais elle
fut sans commune mesure avant et après, et il ne faut pas
oublier que les bolchéviques ont saccagé des
milliers d’églises et de monastères,
ont expulsé des centaines d’écrivains,
de philosophes et de savants, en ont tué ou
emprisonné un certain nombre d’autres, ont
empêché d’exercer leur art pour combien,
ruiné le talent des plus faibles face aux avantages
matériels qu’il proposait en échange de
leur soumission à l’idéologie, promu
une grande quantité de médiocres. En un mot, la
culture était asservie. Certains arts s’en sont
mieux accomodés que d’autres, il était
plus facile d’être interprète ou acteur
que compositeur, peintre ou écrivain. Mais tous devaient
payer leur tribut. Si malgré tout, des œuvres
dignes de ce nom ont pu voir le jour de manière officielle,
surtout après la mort de Staline, c’est en
dépit du régime et non grâce
à lui. Les seuls écrivains de talent qui peuvent
être dits
« soviétiques » en
partie ou non (Maïakovski, Olécha, Platonov,
Zochtchenko) ont tous été
élevés dans la Russie
pré-révolutionnaire et n’ont pas
survécu littérairement au durcissement du
régime. Et qu’on lise les Mémoires de
Chostakovitch pour comprendre dans quelles conditions il travaillait.
L’artiste
était à la fois courtisé,
bafoué,
choyé, censuré. L’art
considéré,
voire exalté, et aussi rabaissé à la
médiocrité, à la vulgarité.
Il suffit
d’aller faire un tour à la Nouvelle Galerie
Trétiakov à Moscou où sont
exposées les
peintures soviétiques : on peine à
trouver la trace
d’un art, c’est la galerie des horreurs. Aussi
n’est-ce pas sans un frisson d’effroi que nous
entendons
les artistes européens et singulièrement
français
réclamer plus de subventions d’Etat, et
même un
« statut d’artiste »
qui leur permettrait
de recevoir comme un salaire ; que nous constatons que,
d’un
même mouvement, l’art est
déifié,
incriticable, et secrètement méprisé
voire tout
simplement ignoré, que le discours idéologique
est tout
et la sensibilité reléguée aux
oubliettes, que des
blagues de potaches (9 installations sur 10) qui auraient
enchanté Alphonse Allais et cie au début du
XXème
siècle sont maintenant prises au sérieux et
nommées « œuvres
d’art ». Je
ne sais s’il faut y voir une influence proprement
soviétique ; le rôle que joue
l’argent chez
nous change de beaucoup la situation. Mais
l’expérience
russe dans ce domaine devrait au moins nous faire
réfléchir. Quant à la
démocratisation de la
culture par une politique de gratuité de son
accès, son
succès ne peut qu’être lié
à la
qualité de l’enseignement dispensé dans
les
écoles qui pourrait ouvrir d’abord le
cœur et
l’esprit des élèves à
l’art, condition
sans laquelle toute démocratisation par le porte-monnaie est
un
échec.
Le roman russe
Le système
soviétique est aujourd’hui
généralement rejeté, et
c’est une bonne chose. Nous portons cependant, avec la
Russie, les anciennes républiques de l’URSS, et
les pays satellites, notre part de l’héritage, et
ce de manière inconsciente. Contrairement à Rome,
et même aux Etats-Unis envers l’Allemagne, nous ne
nous reconnaissons pas de dette envers la culture russe. Notre
fierté et notre habitude de dominer depuis quelques
centaines d’années ne nous inclinent pas
à reconnaître des influences
extérieures récentes, et surtout pas en
provenance de Russie, considérée barbare dans son
essence malgré de fantastiques réalisations
indéniables, d’ailleurs admirées.
Certes, l’Europe s’est fait à la
domination américaine, mais l’Amérique
est un bâtard au moins riche et démocrate alors
que la Russie est un géant extravagant et
inquiétant.
Malgré
un
système qui l'a meurtrie, la culture russe a
rayonné au XXème siècle comme jamais
grâce à ce même système : de
manière indirecte, dans l'émigration, des
artistes comme Balanchine, Stanislavski, Stravinski, pour ne citer
qu'eux, portant en eux l'âge d'argent des arts russes au
début du siècle, eurent une influence
décisive sur la danse, le théâtre, la
musique américaines. Réfugiée en URSS
dans l'art clandestin et dans la dissidence, la culture russe
était en opposition avec le pouvoir soviétique et
ne bénéficiait pas de son appareil de propagande,
mais elle appartenait au pays qui dominait politiquement la
moitié de la planète et par ricochet se trouvait
au centre de toutes les attentions. L'Archipel du Goulag fut
un succès mondial, les noms de Soljénitsyne et de
Sakharov étaient célèbres, et les
maisons d'éditions occidentales publiaient de nombreux
auteurs dissidents, car c'était porteur.
C'était aussi l'idée que notre destin se
décidait là-bas. Que reste-t-il de cette
idée aujourd'hui ?
Le
contenu le plus
manideste de la protestation dissidente russe, à nos yeux
occidentaux, était proche de notre morale : droits de
l'homme et du citoyen, Etat de droit, opposition résolue
à l'usage de la violence politique, séparation
stricte du public et du privé. D'où,
probablement, notre sentiment que nous n'avions rien à
apprendre d'elle puisqu'au contraire c'est elle qui était
notre digne élève ; d'où notre oubli
rapide. Le discours d'un Sakharov qui souhaitait et
prévoyait une convergence entre les systèmes
occidental et soviétique, (qui peut exister d'une
manière autre que celle à laquelle il songeait)
semble appartenir à un passé révolu
et, quand on le relit aujourd'hui, il éveille en nous peu
d'intérêt. Les mots qu'il utilisait sont
vidés de leur sens par leur pétrification
idéologique sous effet de l'affrontement avec l'URSS, et
désignent des réalités qui ont
changé.
Le
mot "dissident"
cependant est entré dans notre vocabulaire et y a
gardé sa connotation historique. Il a même tedance
dans certains milieux minoritaires à remplacer le mot
"résistant". Il est plus facile dans nos
sociétés contemporaines de faire
dissidence que de résister - car on ne voit pas
vraiment à qui résister. On se sent
oppressé par une réalité, mais il
semble difficile de mettre un nom ou un visage derrière ce
qui nous oppresse - aussi la résistance devient-elle nulle,
et son invocation une formule creuse bonne pour animateurs culturels,
usée à l'égale de celle de
"rébellion". J'en vois une preuve dans un gros dictionnaire
de la "rébellion au XXème siècle",
paru il y a quelques années, qui, consacrant de nombreuses
pages aux avant-gardes artistiques et littéraires et aux
groupes de rock underground, n'en concédait que deux
à la dissidence est-européenne et russe. Je ne
suis même pas certaine que l'Archipel du Goulag
y fût mentionné. La rébellion
générale ne signifie évidemment rien.
Seule une minorité peut être dissidente - et d'une
manière générale, par sa grande
exigence morale, la dissidence russe ne peut toucher qu'une
minorité. Cette minorité a besoin de se tourner
et de prendre en conscience une leçon de cette
histoire-là ; si l'abîme dont parlait Nietzsche
nous attire et nous fait chuter dans ses profondeurs avec pour
complice notre seule passivité, l'aspiration vers un
idéal moral ne peut se réaliser qu'avec l'aide de
la conscience.
L'influence
de la
culture russe ne réside donc pas tant dans le contenu d'une
pensée que dans l'exemple d'un sens aigu du beau, de la
morale et du sacrifice.
Je
vois trois points
essentiels.
Le
premier est
dû à la part de la dissidence
héritière du populisme du XIXème
siècle, pour qui la tradition nationale et religieuse est
source de critique de l'idéologie et moyen
d'échapper à son emprise. En cherchant dans leur
propre tradition populaire des exemples de réponses
possibles et adaptables aux questions présentes, les
populistes prouvèrent que leur pays n'était pas
condamné au despotisme ni à la copie conforme des
pays ouest-européens. C'était faire preuve
d'imagination et d'amour de la liberté, faire confiance en
la capacité des peuples à pouvoir agir sur leur
destin. Cette démarche fut révélatrice
de la préoccupation morale d'une élite qui
prêtait véritablement attention au
génie propre de son peuple. Elle se voulait
du peuple la servante, et non l'accaparatrice de
privilèges ; elle était soucieuse du bien commun
et de la justice. Nous retrouvons ces traits dans la dissidence.
Elle fut un
réseau d'intelligences, une communion d’individus
de caractère sortant de leur isolement pour
s’engager concrètement et avec courage afin de
permettre à tous de vivre une vie
décente. Leurs actions étaient
ponctuelles, elles requéraient la concentration des forces
autour de tel ou tel point, suivant le lieu d’affrontement le
plus actuel avec le pouvoir idéologique. Leurs actions
étaient ponctuelles mais non isolées :
elles étaient reliées par la ligne de force de
l’engagement de chacun, un engagement souvent de longue
durée car la personne s’y impliquait, et par la
ligne de force qui allait d’une âme à
l’autre, âmes communiant dans l’esprit de
liberté et de sacrifice.
C’est ce qui leur donnait sens et
efficacité. L’individu est la raison de tout et
seul il n’est rien : dans l’harmonie de
ces contraires résida la force de la dissidence russe.
On ne peut
parler de la dissidence sans évoquer son arme favorite, la
littérature russe, la plus belle qu’ait
enfanté le XXème siècle. Les
écrivains et les poètes payèrent un
très lourd tribut à leur art, et les victimes du
système furent nombreuses, censurées,
accablées, assassinées. Les voix qui firent le
choix de refuser de publier des œuvres qui
n’étaient pas leurs, et de renoncer aux avantages
matériels qu’assurait la soumission à
l’idéologie, furent réduites au
silence ; leurs œuvres n’existaient
parfois que dans la mémoire de quelques amis lecteurs, comme
dans Fahrenheit 451,
jusqu’à ce que le réseau clandestin
d’auto-édition, le Samizdat, apparût.
Pour cette élite qui découvrait en secret les Récits de la Kolyma de
Chalamov ou le Requiem
d’Akhmatova, la littérature
était une part de leur âme. Une voix
indépendante,
porteuse de vérité,
s’élevait des pages
tapées à la machine à
écrire et
pénétrait le lecteur comme une flèche
transperce
la cible. Parce que le pouvoir idéologique reposait sur le
mensonge, plus que jamais la mission dévolue à la
littérature était importante, lieu non de
l’art
pour un art qui dépérit dans
l’insignifiance, mais
lieu d’une recherche ininterrompue du réel. Si
elle nous
touche particulièrement, si elle nous passionne tant,
c’est qu’elle a allié à un
degré
inégalé la beauté et la recherche de
la
vérité ; que l’on retrouve en
elle, comme en
nos églises, l’œuvre expression de la
foi.
Elite
fidèle à la tradition de son peuple, communion
des âmes dans l’esprit de la liberté,
œuvre expression de la foi, c’est de cet exemple de
la plus haute culture russe que nous devons prendre conscience, si nous
voulons que l’Occident ne subisse plus l’influence
néfaste de la défunte étoile rouge.
De
Moscou.
NB
: Peu après que j'ai écrit cet article
fondé sur
une intuition fondamentale, le livre de Vladimir Boukovski venait la
confirmer (L'Union européenne, une nouvelle URSS ?
éd. du
Rocher, 2005)
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Une
Russie en
recherche
Premère
publication dans la revue La
Nef n°181,
avril 2007
A
Moscou, la place de la Loubianka est dominée
par le bâtiment massif du FSB, la police politique. A peu
à l’écart, une grosse pierre marque le
monument aux victimes des totalitarismes. Le 30 octobre est leur
jour : ce n’est pas une date officielle. Au milieu
de la place, un terre-plein où jusqu’en 1993 se
dressait la statue de Dzerjinski, fondateur de la Tchéka,
l’ancêtre du FSB. La statue fut
déboulonnée par la population. Dans un pays
où la statuaire est très
appréciée, le vide au milieu de la place de la
Loubianka se ressent. Des députés ont
déjà proposé de reboulonner
Dzerjinski, mais devant les protestations, l’idée
a été abandonnée. Reste ce
vide…
Comme
la place de la Loubianka, Moscou
est à l’image de la réalité
russe actuelle aux identités variées et
à l’histoire mouvementée.
C’est une vieille ville commerçante russe aux rues
étroites bordées de maisons colorées
à deux étages, une ville basse ; elle
est orthodoxe, il lui reste malgré les destructions
révolutionnaires, de nombreuses églises et
monastères, et la cathédrale du Saint-Sauveur a
été reconstruite, imposante ; elle est
soviétique dans sa plus grande part, momumentale sous
Staline, médiocre et grise sous Khrouchtchev et Brejnev, et
partout le souvenir de Lénine ; elle est
impériale, tous les peuples de l’ex-URSS y sont
largement représentés, ainsi que les anciens pays
communistes dans le monde ; elle est contemporaine avec des
enseignes connues dans le monde entier, des immeubles de verre et
« Moskva-City », un futur centre
d’affaires. C’est un style, le style
éclectique.
Le
pouvoir actuel s’en inspire : il accumule, prend
tout du
passé, même ce qui ne va pas ensemble.
S’il y a bien
un impératif du passé révolutionnaire
qui a
été abandonné depuis longtemps,
c’est celui
de la table rase. Léningrad est redevenue
Saint-Pétersbourg, mais la ville fait toujours partie de la
région de Léningrad. Gorki a repris son nom de
Nijni-Novgorod, mais aucun train ne vous y
emmènera : il
faut toujours prendre son billet pour Gorki ! Toute ville, de
la
plus petite aux capitales, a sa voire ses statues et effigies de
Lénine, et la plupart des rues gardent leurs doux noms de
Soviétique, Komsomol, Armée rouge, ou
Prolétariat.
C’est la confusion : l’hymne
soviétique a
été rétabli, Poutine rend hommage
à son
ancien patron du KGB et n°1 soviétique Iouri
Andropov ;
il autorise le rapatriement des cendres du
général
Denikine, enterré symboliquement dans un
cimetière
où se trouvent beaucoup de
« héros » rouges, et
aime citer un
philosophe de l’émigration blanche, Ivan
Illine.
Retour
de l’Eglise orthodoxe
La
rhétorique
marxiste-léniniste a été
jetée sans regrets, la politique athée du Kremlin
remplacée par la séparation de l’Eglise
et de l’Etat, et la reconnaissance des diverses religions de
la Fédération de Russie. Elles ont
retrouvé l’usage de tous les lieux de culte bien
que l’Etat en reste propriétaire. Une place
privilégiée est accordée à
l’Eglise orthodoxe pour des raisons historique
évidentes, et aussi politiques. La campagne est encore
pleine d’églises détruites, envahies
d’herbes, avec leur coupole dont il ne reste souvent que les
armatures de fer. On en reconstruit parfois – en bois
– et dans les villes, plus riches, les vieilles
cathédrales sont restaurées et rouvertes au
culte. Le président Vladimir Poutine se fait photographier
aux offices.
Il y a des discussions sur l’enseignement de la
« culture orthodoxe » dans les
écoles
primaires et secondaires, un enseignement déjà en
place
dans certaines régions comme à Belgorod, dans le
sud du
pays ; manière de reconnaître
qu’après
tant d’années de régime
soviétique, la
société russe est presque aussi
déchristianisée que notre Europe, et que
l’Eglise
orthodoxe a fort à faire devant le dynamisme des sectes.
La volonté de réaffirmer l'identité
chrétienne de la Russie se fait sentir de manière
plus
politique dans certaines régions comme le Caucase,
où
dans des villes à écrasante majorité
musulmane on
cherche à édifier, comme en défi, une
cathédrale orthodoxe dont la taille sera sans rapport avec
le
nombre de fidèles dans la ville. Cependant, on aurait tort
d'expliquer la politique extérieure de la Russie par le
prisme
de l'Orthodoxie. Que la Géorgie soit un pays de culture
orthodoxe entretenant des liens politiques et culturels depuis
longtemps avec la Russie n'empêche en rien les tensions entre
les
deux pays. Et les appels au calme du patriarche Alexis II devant
l'hystérie récente anti-géorgienne qui
s'est
emparée du pouvoir russe sont restés lettre morte.
Tous
au service de
l’Etat
Il
ne s’agit donc pas pour le
pouvoir russe de mener une politique orthodoxe, mais que
l’Orthodoxie appuie la politique du pouvoir russe, une
politique de puissance extérieure. Quand Poutine soutient
Alexis II dans sa demande de retour des Orthodoxes descendant des
émigrés dans le patriarcat de Moscou, quand il
tente de récupérer la cathédrale de
Nice, c’est plus une affaire d’Etat que de
religion.
Quinze
ans après la fin de
l’Union soviétique et la
régionalisation de la Russie, celle-ci n’a
qu’une envie : retrouver de sa puissance
passée. L’Eglise orthodoxe peut servir ce but.
Elle n’est pas la seule, ni la plus importante. Les Russes
ont découvert un nouvel instrument plus moderne :
les investissements financiers à
l’étranger. La politique
d’investissements des grands groupes s’intensifie,
surprenant les Occidentaux. Gazprom et Loukoïl ont
créé par exemple une joint-venture pour
acquérir des actifs en Russie et à
l’étranger.
Les
investissements sont
ciblés dans des actifs industriels, parfois
stratégiques : dans l’énergie
(34%), puis la métallurgie (23%), la chimie et
l’industrie pharmaceutique (11%). L’achat
d’actions d’EADS par la banque d’Etat VTB
a été une des opérations les plus
spectaculaires, mais il y a eu aussi celle du pétrolier
Loukoïl sur la raffinerie Europoort de Rotterdam, celle du
nouveau n°1 mondial de l’aluminium RusAI sur les
actifs du suisse Glencore ou le groupe télécom
AFK Sistema sur Deutsche Telekom. En janvier 2007, le
métallurgiste Evraz est entré dans le groupe des
dix plus grands producteurs mondiaux en rachetant les parts de
l’américain Ouragan Steel Mills.
Ces
acquisitions sont le fait de grands
groupes d’Etat ou de groupes qui agissent en accord avec lui.
Les sommes démesurées souvent en jeu ne vont pas
sans risque pour l’équilibre de ces
entreprises : signe que ces décisions
relèvent avant tout d’une politique de puissance
et d’influence, plus que d’une politique
économique. Encore une fois, il s’agit de servir
l’Etat russe.
La
Russie, c’est le Kremlin
Le
Kremlin a au moins tiré
une leçon du passé communiste : on
n’est pas puissant sans richesse. Il a commencé
par payer toutes ses dettes pour retrouver son indépendance.
L’ancien slogan de Stolypine, brillant premier ministre de
Nicolas II, « pour une Russie unie, riche et
forte », la pensée politique
d’Illine qui insiste sur l’unité de la
nation représentée par son gouvernement, sont
à peu près tout le programme de Poutine.
L’enrichissement suppose de donner du jeu aux citoyens, et
donc qu’il y ait de la diversité, mais celle-ci
n’est politiquement pas traduite. La Russie reste
incarnée par le pouvoir et uniquement par lui (reste
peut-être de l’esprit de Parti…) On
tolère la diversité mais elle doit
« servir la Russie » donc le pouvoir.
Ainsi
les partis politiques :
Edinaïa Rossia (Russie unie) est le parti du
Président ; Rodina (la terre natale) est un parti
nationaliste pro-Kremlin fondé pour concurrencer le parti
nationaliste de Jirinovski – Rodina montrant des
velléités de critique, il vient
d’être fusionné avec le Parti de la Vie
pour former un parti plus proche encore du Kremlin ; les
partis libéraux n’ont quasiment aucune
influence ; reste le Parti communiste… Une
plate-forme de véritables opposants à Poutine a
été fondée, « Pour
une autre Russie », mais leurs moyens sont
disproportionnés.
Il
en est de même avec la
presse avec laquelle le Kremlin a utilisé les
mêmes armes qu’avec les entreprises : des
rachats à l’occidentale. Dans les grands titres,
il y a peu de diversités ; celles-ci sont
nichées dans de petites publications, ou sur
l’internet – et atteignent peu de monde. Etre
journaliste indépendant, sur des sujets
« sensibles » est
dangereux…
Mais
si être au service de la
Russie signifie être loyal au pouvoir, ce dernier rend-il
bien ses devoirs au peuple ? Là dessus, il y a de
grands manquements. L’enrichissement réel global
du pays provoque une inflation que ne suit pas la moyenne des salaires
de la population – et toute une frange de celle-ci
s’appauvrit. Les meurtres récents d’Anna
Politkovskaïa et de l’ancien agent du KGB Alexandre
Litvinenko ont montré deux choses : que les
meurtres commandités sont largement impunis et ne risquent
donc pas de cesser ; que les liens entre le pouvoir, la mafia
et la police politique sont étroits. Les beaux discours de
Poutine contre la corruption et contre le chaos de
l’époque eltsinienne (âge d’or
de la mafia), une des sources de sa popularité, sont
restés lettre morte. La corruption a
été institutionnalisée, et il manque
toujours de justice en Russie.
Le dos
à l’Occident ?
La
chute de l’URSS a signifié une perte importante
d’influence proprement territoriale, et Moscou est
extrêmement sensible à toute intervention
politique de
l’Occident dans sa sphère
« traditionnelle »
d’influence, notamment
à ses frontières sud. Cette influence se marquant
notamment à l’ouest par le rapprochement de
l’Union
européenne, et au sud par les révolutions
colorées
(en Géorgie, en Ukraine) dans des pays qui parlent
aussitôt d’adhérer à
l’Union
européenne et à l’OTAN, le Kremlin a
forgé
un concept ad hoc pour se
défendre : la démocratie souveraine.
Comme la démocratie populaire s’opposait
à la démocratie bourgeoise, la
démocratie souveraine s’oppose à la
démocratie, disons, intégrante (puisque
l’Union européenne intègre les nouveaux
pays membres). Elle affirme que le pouvoir du peuple réside
dans son indépendance vis-à-vis des autres
peuples, non dans son contrôle de l’Etat, ni dans
sa capacité à s’auto-organiser... Ce
concept exprime surtout le refus de l’idée des
droits de l’homme et de ses
instruments : organisations dites non
gouvernementales et cours de justice internationales, qui permettent
à l’esprit occidental de
s’ingérer dans les « affaires
intérieures » des autres Etats. Signe
d’un complexe de supériorité
occidental, cette politique a la don d’agacer le pouvoir
russe qui réclame l’égalité
dans les relations avec ses partenaires. Aujourd’hui, il se
sent assez riche, grâce au pétrole, au gaz, et
à ses grands groupes mondiaux, pour exiger ce traitement
égal. Le monde est multipolaire, et la Russie veut
qu’on la considère comme un pôle
important, à part entière.
Cette
exigence paraît légitime ; le
problème est
qu’elle est posée de manière souvent
brutale
– le pouvoir russe pense encore trop souvent qu’on
ne le
respecte que lorsqu’il fait peur, et use davantage de la
menace
que de la confiance dans les relations internationales.
L’autre
difficulté est qu’il surestime peut-être
sa
richesse, basée sur des matières
premières et non
sur un dynamisme généralisé de toute
la
population.
Il
est difficile enfin de voir une
politique extérieure cohérente, ne serait-ce
qu’au moyen terme ; quels sont les appuis de la
Russie, ses partenaires privilégiés…
elle change régulièrement, ne sachant pas
elle-même ce qu’elle cherche. Et comment
pourrait-il en être autrement quand on ne sait même
pas qui on est, et qu’on ne fait pas de tri dans son
histoire ? La place de la Loubianka est toujours vide de
statue…
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Soljénitsyne,
le cheminement d'un prophète
Première publication
dans la revue La Nef
n°188, décembre 2007
Alexandre
Soljénitsyne n'a pas eu une vie, mais un destin.
Il a éprouvé le sentiment d'être
appelé, et
toute son existence a été consacrée
à essayer de répondre à cet appel.
Né dans
une société où l'histoire envahissait
tout recoin de vie personnelle, il a fait de son destin celui de tout
un pays.
La Russie soviétique, dite aussi URSS, fut un
régime
totalitaire. Un régime totalitaire est celui où
toute séparation est abolie
entre la sphère privée et la sphère
publique, entre l'intime et l'histoire -
l'histoire envahissant l'intime. Chacun est mobilisé par le
régime, l'individu
est en état de guerre permanente. Toute la
société et toutes ses activités
étaient subordonnées au Parti-Etat et
à son idéologie. La violence était
inouïe, inopposable. Que faire pour se protéger
d'une possible arrestation ?
Rien, car l'arrestation n'avait presque jamais de lien avec une
quelconque
culpabilité personnelle.
La
Russie soviétique fut aussi dite le pays du mensonge
déconcertant. Tout était renversé :
dès sa
naissance, les soviets (conseils
ouvriers et paysans) avaient été
éliminés
par l'étroite oligarchie du Parti
communiste ; les émeutes ouvrières et paysannes
réprimées dans le sang par la
soi-disant "avant-garde de la classe ouvrière" ; on
n'arrêtait pas
les "ennemis du peuple", étaient les ennemis du peuple ceux
qui
étaient arrêtés ; la
délation et le mensonge
étaient encouragés et
récompensés.
Chaque citoyen d'URSS devait être un informateur, avait-on
lancé pour slogan au
vingtième anniversaire de la police politique, le NKVD
(futur
KGB).
L'intelligentsia fut vite laminée : la moitié de
l'intelligentsia dut émigrer, de
nombreux poètes et écrivains furent
tués,
envoyés dans les camps (parmi eux,
Mandelstam est un cas célèbre), d'autres
interdits
(Akhmatova, Boulgakov) ; par
revanche les écrivaillons entraient à l'Union des
Ecrivains ; les talentueux
qui acceptaient de collaborer étouffèrent leur
talent.
Les campagnes furent
détruites par la collectivisation, les paysans
déracinés, l'Ukraine, riche de
blé, affamée. Combien de prêtres furent
fusillés ou déportés dans les premiers
camps ! Combien d'églises furent saccagées ! Ce
fut la
guerre à la tradition,
la guerre au passé. Une catastrophe.
Après
la catastrophe
Quand
Soljénitsyne naît, en décembre 1918,
c'est la pleine
guerre civile. Les bolchéviks ont accompli un coup d'Etat le
7 novembre 1917
(25 octobre ancien style), et depuis un territoire réduit
à l'ancienne
Moscovie, lutte sur tous les fronts, contre les armées
blanches de Wrangel, de
Denikine, de Koltchak, contre des régiments internationaux,
français, anglais,
tchèques. Avec peu de moyens, Lénine parvient
à la victoire. C'est qu'il
possède des outils ferrés de discipline :
l'Armée rouge organisée par Trotski,
la Tchéka, police politique de Dzerjinski, et le Parti,
paré de l'aura de la
Révolution de février et dont l'ordre attire sans
cesse de nouveaux membres.
Terreur, famine, épidémies : la Russie sort
saignée de la guerre civile, mais
non encore épuisée.
Quand
l'écrivain Soljénitsyne naît, en 1945,
année de son
arrestation, le régime a déjà connu
quinze millions de morts. Ses années de
goulag jusqu'à la mort de Staline en 1953 sont celles de
l'apogée des camps.
Elles sont celles aussi de l'apogée de la puissance
soviétique, présente de
Tallinn à Sakhaline, des forêts de la
Carélie aux steppes de l'Asie centrale, et
occupant la moitié de l'Europe.
La mort de
Staline soulage le Parti qui avait été
dominé
par la peur et les purges. Après l'assassinat du dernier
collaborateur de
Staline, Lavrenti Béria, le Parti revient à un
gouvernement plus collégial.
Khrouchtchev officialise cette politique en 1956 en
dénonçant "le culte de
la personnalité" de Staline et les crimes de ce dernier
contre le Parti.
Les victimes de Staline sont réhabilitées, et les
prisonniers condamnés à un
exil perpétuel dans les confins soviétiques
rentrent.
Quand
Soljénitsyne, après trois ans d'exil au
Kazakhstan, peut
rentrer en Russie d'Europe en 1956 avec ses premiers manuscrits dans la
valise,
il arrive après la catastrophe.
Il va lui
donner sens.
La
Route
Il a
commencé par écrire de la poésie. Sa
première œuvre
achevée - mais longtemps restée
inédite - est écrite en vers et s'appelle La
Route. Son arrestation inattendue, apparentée
à un malheur, a vite trouvé
une explication : sa correspondance avec un ami d'enfance, alors qu'ils
étaient
tous les deux officiers en guerre, a été lue par
la police politique. Ils y
critiquaient la politique de "Moustache" (Staline), notamment selon
des critères esthétiques. Il y avait donc une
certaine "raison" à son
arrestation, même si huit années de camp et la
relégation à perpétuité
pour une
histoire de lettres sont disproportionnés. Mais en prison,
il a rencontré une
multitude d'hommes arrêtés pour des raisons
absurdes. Leurs vies contredisaient
l'idéologie du Parti : les "ennemis de classe"
étaient de fait de
toutes conditions, de toutes convictions. L'ennemi de classe se
confondait avec
le peuple.
Des
histoires de leurs vies naissait une autre histoire,
une réalité qui le passionnait. Le jeune
léniniste qu'il était a dû se
défaire
de ses absolus et réfléchir à son
passé. Bien qu'élevé par sa
mère dans la
religion orthodoxe, à l'adolescence il avait
renié cette éducation pour mieux
s'intégrer à la société
soviétique, et avait étudié avec
ferveur les grands
auteurs : Marx, Engels, Lénine. Il en était
devenu un disciple convaincu. Il avait
cru à la révolution mondiale, l'avait
désirée. Il s'apercevait, en écrivant La
Route, qu'il avait été aveugle aux vies
écrasées par le régime qui le
séduisait ; des membres de sa famille et des amis avaient
été arrêtés et
déportés, il le savait, et pourtant cela ne
l'avait pas empêché de croire au
régime, ni de justifier ses victimes : dura lex,
sed lex. Et cela avait
été si facile parce que son caractère
s'y prêtait - un fanatique, son immense
volonté méprisait autrui et il
préférait des abstractions
absolutisées à
l'humaine incertitude.
Sa
culpabilité naissant, il considérait autrement
son
malheur. N'y avait-il pas une raison supérieure qui voulait
qu'il fût en prison
? Aurait-il découvert, sans ce malheur, la
réalité de ce qui se passait dans
son pays ? Non, il aurait continué à croire au
mensonge et à s'incliner devant
ses crimes. Son impatience et sa volonté étaient
humiliées, il apprenait à
considérer les autres, il apprenait la douceur,
l'acceptation de ce qui arrive.
Ce malheur était un bien. Il en fera tout le sujet de son
roman Le Premier
Cercle. "Bénie sois-tu prison!"
s'écrie Nerjine qui y découvre la
liberté spirituelle et vainc sa peur en acceptant de quitter
la
prison-laboratoire privilégiée pour replonger
dans le monde des camps et des
"travaux généraux".
La
souffrance est un bien : rédemptrice, elle apprend que
"la frontière entre le mal et le bien passe dans le
cœur de chaque
homme" et non entre les classes (ni entre quelque catégorie
que ce soit).
Elle est aussi significative : le malheur d'apparence injuste se
révèle être un
avertissement - tu t'es éloigné de la voie du
Bien, ressaisis-toi !
Avertissement donné par Dieu, un Dieu providentiel qui
intervient dans la vie
de l'homme, et auquel Soljénitsyne a
définitivement cru après avoir guéri
d'une
tumeur cancéreuse qui le condamnait à mort, peu
après sa sortie des camps. Dans
la foi de l'écrivain, le nom de Jésus Christ est
peu cité, et le rôle principal
est tenu par Dieu, un Dieu personnel qui lui, est très
présent, envoie des
signes, assigne une mission.
Un
destin parmi d'autres
Ces
huit années d'enfermement qui lui ont
été
volées, Soljénitsyne
se les est réappropriées en leur
découvrant/donnant sens. L'arrestation l'a
sauvé de sa prison idéologique, elle lui a
dévoilé la réalité
soviétique et a
libéré
sa pensée ; et s'il est sorti vivant des camps, alors que
tant
d'autres y ont
péri, s'il a guéri du cancer, c'est pour remplir
un
devoir envers ces victimes
du régime dont il tenait peu compte dans sa jeunesse.
Depuis son
enfance, il se sentait appelé à
écrire. La
défaite russe à la bataille des Lacs de Mazurie
en 1914 le fascinait ; il y
voyait un symbole de l'effondrement du régime tsariste,
l'annonce de la
Révolution imminente qu'il voulait comprendre. Ce serait une
recherche
historique à accomplir par la littérature : le Guerre
et Paix de Tolstoï
l'inspirait. Ecrire était aussi le désir de
retrouver la Russie d'un père dont
il était orphelin : il était mort en pleine
guerre civile (mais en raison d'un
accident), et Soljénitsyne s'interrogeait sur le parti que
son père eût choisi
s'il avait survécu. Enfin, le léniniste qu'il
était alors voyait dans la
politique de Staline une distorsion de la Révolution ; son
travail d'écrivain
historien sur cette époque fondatrice lui permettrait d'en
découvrir les causes
et, peut-être, les remèdes à apporter.
Il avait commencé quelques chapitres.
Puis la guerre et l'arrestation avaient arrêté ce
travail.
Sorti des
camps, revenu d'exil, les œuvres qui s'imposaient
au nouvel écrivain étaient autres qu'une histoire
de la Révolution. Mais elles
n'y étaient pas tout à fait
étrangères. Il s'agissait toujours de comprendre
son époque. Simplement, ce qu'il cherchait avant
à trouver dans des archives,
dans des livres, la vie le lui avait offert sur un plateau : des
dizaines de
vies d'hommes avaient croisé la sienne et lui donnaient un
matériau dont il
n'aurait seulement pu rêver, un point de vue sur la
Révolution que seul il
n'aurait jamais trouvé. Ecrire sur ces hommes
était faire œuvre non seulement
de témoin, mais d'historien ; son malheur personnel
était un des nombreux
malheurs personnels qui composaient une catastrophe collective. Ils
étaient
vingt-huit millions à être passés par
les travaux forcés entre 1928 et 1953,
années du règne personnel de Staline.
Et ainsi qu'il avait donné sens à son malheur
personnel, il allait donner sens
à la catastrophe.
Toutes ses
œuvres, même les plus autobiographiques de ses
débuts, mêlent son destin à celui de la
Russie personnifiée par de nombreux
personnages dont les routes croisent la sienne. Le peuple souffrant -
c'est Ivan
Denissovitch, héros éponyme de la
nouvelle qui a fait la gloire de
Soljénitsyne en 1962. Ses œuvres scandent une
recherche continue de ce sens à
déchiffrer, ce sens qui existe - c'est sa certitude. La
Providence a envoyé un
message aux Russes.
Soljénitsyne
faisait acte de prophétisme. C'est dans l'Archipel
du Goulag que cet acte est le plus évident :
au-delà d'une histoire du
système des camps en URSS et d'un martyrologe, c'est un
appel à un
renouvellement moral de chacun et par conséquent du peuple
dans son ensemble,
par le reconnaissance du mal accompli et le repentir, le
ressaisissement de soi
par le Bien et le combat pour la justice. Des lamentations couvrent de
nombreuses pages : si chacun avait résisté
à la violence bochévique en refusant
de dénoncer un ami, de signer de fausses
déclarations, bref de collaborer pour
se garantir la vie, ou le confort, si chacun avait eu une
idée plus haute de ce
qu'est une vie vivable, le régime n'eût jamais
tenu tant d'années, il n'eût
jamais fait périr tant de personnes. L'Archipel
était écrit par un
coupable qui, sur de nombreuses pages, confessait ses propres fautes,
ses propres
aveuglements. Il y donnait/découvrait sens à la
catastrophe soviétique comme il
avait découvert/donné sens à sa propre
vie : c’était véritablement
retrouver la signification profonde du prophétisme
judaïque – la
rationalisation de ce qui paraît absurde. Il y a une raison
supérieure qui
éclaire ce qui semble à nous si opaque. La Russie
elle-même s’est détournée de
Dieu et pour cette raison elle a subi le châtiment de la
Révolution qui l’a
terrassée. Lui est en charge de lui apprendre pourquoi elle
a souffert au XXème
siècle et comment elle peut se relever, de
l’appeler à le faire et à se
repentir : l’Archipel
n’avait
pas d’autre fonction.
Pas
de prophète en son pays ?
Le
prophétisme
imprègne fortement d'autres œuvres : l'Archipel
a été écrit entre 1963
et 1968, mais Soljénitsyne retenait sa publication, et cet
aspect s'est d'abord
révélé dans des lettres et des
articles où il intervenait publiquement sur des
sujets littéraire, religieux ou social. C'est par ces
œuvres-là que ses
contemporains russes ont éprouvé la force
d'entraînement de Soljénitsyne
directement issue de son prophétisme : il ne s'agissait pas,
fondamentalement,
de lutter pour un droit de l'individu à s'exprimer, par
exemple, mais un appel
à chacun de ne pas renoncer à sa
liberté et à sa responsabilité
morales. Ainsi
de sa lettre au Congrès contre la censure et l'auto-censure
; puis de la lettre
au Patriarche de Moscou Pimène. Devenu sous l'influence de
sa seconde femme
plus proche de l'Eglise orthodoxe, le croyant Soljénitsyne
inspiré par Dieu
rappellait ses devoirs jusqu'au patriarche. Il lui reprochait
amèrement de
souhaiter que les enfants des orthodoxes étrangers
(émigrés) fussent élevés
dans la foi sans par un seul mot montrer qu’il se
préoccupait de l’éducation
religieuse des orthodoxes en URSS. Le rôle de
l’Eglise n'était pas tout entier
dans sa sauvegarde comme institution temporelle (par le modus vivendi
avec le
Kremlin), l’institution temporelle n’avait de sens
que si elle remplissait sa
mission évangélique et témoignait de
la résurrection du Christ et du salut du
monde. "Ne nous laissez pas supposer, ne nous forcez pas à
croire que pour
le clergé de l’Eglise russe,
l’autorité terrestre est plus haute que
l’autorité
céleste, la responsabilité terrestre plus
terrifiante que la responsabilité
devant Dieu", écrivait-il. Cette lettre a
scandalisé les milieux
religieux. Beaucoup de prêtres, même ceux qui
évoluaient dans le milieu
dissident, ont peu apprécié sa liberté
de ton ; l’écrivain ne comprenait pas la
complexité des affaires religieuses. Pourtant, à
force de compromissions,
l’Eglise perdait sa raison d’être.
Soljénitsyne comprenait le nécessaire
compromis avec les affaires du monde, mais rappelait la tout aussi
nécessaire
limite à ce compromis sans laquelle le tout perdait le sens.
Le souffle
prophétique traverse aussi les pages du Chêne
et le Veau, son livre des
batailles, relation en léger différé
de sa lutte contre le pouvoir soviétique.
Cette relation vise avant tout à comprendre et à
montrer comment concrètement
un individu peut se libérer du mensonge
idéologique et retrouver sa liberté morale,
et donc sa réelle liberté d'agir. Cet exemple est
universalisé dans Ne pas
vivre dans le mensonge, article programmatique sur la
résistance à l'Etat
totalitaire. Chacun étant plus ou moins responsable de
l'installation et de la
survie du régime, à chacun de contribuer
à sa chute en refusant de participer à
ce qui fait sa force : l'idéologie, qui veut que l'Etat
soviétique soit
socialiste, et que le socialisme soit le stade ultime de l'Histoire.
C'est cela
que Soljénitsyne appelle le mensonge, relai de la violence.
Combien de lecteurs
clandestins de ces œuvres clandestines furent
bouleversés et décidèrent de
changer radicalement leur vie ? Il est impossible de les compter. Mais
les
témoignages qui peuvent se lire dans les
mémoires, les journaux intimes publiés
depuis montrent qu'ils furent nombreux.
Limite du
prophétisme
Cet
article est paru
(clandestinement) peu avant son arrestation en février 1974,
et juste après la
publication de l'Archipel du Goulag à
Paris. L'Archipel, bien que
s'adressant aux Soviétiques, et même avant tout
aux Russes, fut d'abord
largement lu à l'étranger. Vendu à des
millions d'exemplaires, traduit en une
trentaine de langues, il contribua puissamment à la perte du
régime soviétique
car il détruisait le cœur de sa puissance : son
rayonnement idéologique dans le
monde entier. Parmi les élites, certains reconnurent leur
culpabilité à avoir
soutenu un tel régime, et furent totalement
retournés ; la fonction prophétique
les avait touchés. Mais en URSS même,
c'était le silence. Des copies furent
introduites clandestinement, recopiées à la
machine, mises en circulation dans
des milieux restreints. La prison attendait ceux qui étaient
surpris à le lire,
ou déjà à le détenir. Et l'Archipel
ne put pas jouer ce rôle de
retournement à l'échelle de tout un peuple qui ne
se libéra pas lui-même
du communisme soviétique. Etait-ce une illusion de croire
qu'il aurait pu jouer
ce rôle ? En 1990 enfin l'Archipel trouvait
ses lecteurs ; mais quelle
en fut la réception, comment fut-il lu ? Les
études manquent sur ce sujet. Il
est certain en tout cas qu'il n'y eut pas l'ébranlement
moral que visait
Soljénitsyne.
C'est peu de
temps
après la fin de l'Union soviétique en 1991 que
Soljénitsyne a terminé l'œuvre
de sa vie, commencée dans sa jeunesse, et reprise seulement
en 1969 : la Roue
Rouge, des milliers de pages sur la Révolution de
février 1917 et ses
origines. Conçue pour aller jusqu'en 1922,
c'est-à-dire après la victoire
définitive des bolchéviks sur les
armées blanches, l'écrasement des
révoltes
paysannes (les Verts) et celle de Cronstadt, l'œuvre
s'arrête en avril 1917
quand Lénine rentre en Russie après un long exil
en Europe et qu'il n'est qu'un
leader parmi d'autres. Le sort du pays serait-il à cette
époque déjà
réglé ? Pour
celui qui connaît la suite de l'histoire, et surtout pour qui
la Catastrophe
est un châtiment divin, la conclusion est tentante. Pourtant,
Soljénitsyne, de
par son tempérament optimiste et volontariste, de par aussi
l'exemple de sa
vie, croit profondément en l'action humaine. Aussi
scrute-t-il les étapes
angoissantes qui ont mené, petit à petit, la
Russie à sa perte. La voie se
rétrécissait mais peu à peu, et plus
elle allait se rétrécissant, plus
l’action
positive, contre les bolchéviks, était difficile
mais elle restait toujours
possible. La contradiction majeure sur laquelle il a bâti La Roue Rouge, connaissance de la
victoire finale des bolchéviks et
description à longueur des pages des possibilités
qui auraient pu éviter
à la Russie la Catastrophe est présente
dès le
premier tome, Août 14. La
Roue Rouge tourne autour du trou
noir de
l’avenir bolchévik. Epopée au
conditionnel passé, elle est celle infiniment
triste des erreurs, des fautes et des regrets.
Elle est
aussi
l'épopée de la lutte en Soljénitsyne
de l'écrivain et du prophète! Car cette
idée du châtiment divin ne l'a pas
quitté : la Russie a souffert pour s'être
éloignée de Dieu, c'est-à-dire pour
avoir abandonné son être réel, ses
traditions, sa "vieille foi", pour des idées occidentales.
La Russie que regrette
Soljénitsyne est une Russie mythique. Le mot "regret" est
important : il n'a jamais souhaité l'imposer, il sait plus
ou
moins qu'elle est hors d'atteinte. Elle a animé toute sa
vie,
avec elle il a survécu et voulu faire revivre son peuple
épuisé par un cruel XXème
siècle.
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Soljénitsyne
et les médias
Entretien donné
à la revue Les Epées
n°27, 1er
septembre/15 novembre 2008
En dehors de l'hommage
proprement dit,
à quels types de réaction la mort de
Soljénitsyne
a-t-elle donné lieu ?
L'hommage s'est assez
souvent
accompagné d'une défiance de rigueur, signe d'un
regard
mesquin sur un homme dont l'envergure et la complexité
dépassent nos commentateurs contemporains. Cela a parfois
donné des résultats franchement comiques : le
journaliste
finissait par rendre un vibrant hommage à un
écrivain
qu'il qualifiait dans le même temps de nationaliste,
réactionnaire, antisémite ! En fait, il s'agit
des
mêmes réserves qui avaient
été
formulées il y a plus de trente ans alors que
Soljénitsyne, expulsé d'Union
soviétique, trouvait
refuge à l'Ouest. Le nouveau contexte historique
(ultra-libéralisme, absence de démocratie en
Russie
post-communiste) ajoute de nouveaux griefs plus ou moins conscients :
Soljénitsyne a d'une certaine façon
favorisé la
victoire de l'ultra-libéralisme en contribuant à
la chute
de l'Union soviétique, et il apporterait un soutien
inconditionnel à Poutine.
Peut-on dire que le
traitement
médiatique de la disparition du grand écrivain
ait
été l'occasion d'une nouvelle cristallisation de
l'opposition droite/gauche en France ?
Je ne dirais pas tout à fait cela. Bien
sûr, la
droite a rendu plus volontiers hommage à celui qui joua un
rôle déterminant dans l'effondrement de
l'idéologie
communiste et, par conséquent, de l'Union
soviétique.
Mais observez qu'en temps de présidence soi-disant de
droite,
aucun représentant officiel de la France n'est
allé aux
obsèques de Soljénitsyne : pas assez
libéral, trop
russe. La gauche, de son côté, reste
divisée face
à Soljénitsyne.
A priori,
si l'on suit son
discours, la figure d'un écrivain qui lutte contre un
pouvoir
tyrannique et pour la liberté ne devrait que lui plaire. On
a
d'ailleurs souvent comparé Soljénitsyne
à Victor
Hugo, une de ses références. Mais
voilà que
l'écrivain russe s'est levé contre un pouvoir qui
disait
incarner les idéaux de gauche, et qu'il l'a fait
à partir
de sa foi religieuse. On voudrait l'inclure dans le mouvement de
défense des droits de l'homme, mais ça coince.
Devant le
retournement dialectique de ses certitudes, la gauche est
embarrassée. Qu'est-ce qui l'emportera finalement dans son
jugement ? La reconnaissance de la grandeur de l'oeuvre de
Soljénitsyne ou la protection de son idéologie ?
Le
journal
Libération
a choisi, sans doute à la surprise de nombreux
lecteurs, la première voie, et c'est tout à son
honneur.
A lire certaines
réactions dans Le
Monde et Le
Nouvel Observateur,
les réflexes pro-communistes n'ont pas encore disparu. Il
arrive
que l'on emploie le mot "dissident" à son sujet, alors qu'il
était clairement anti-communiste.
Ici, vous parlez de la gauche qui n'a pas
assumé son
abandon forcé des vieux idéaux socialistes et
révolutionnaires : elle en garde forcément
rancune
à Soljénitsyne. Le cas du
Nouvel Observateur est
intéressant : alors qu'en 1974, lors de son expulsion, le
magazine de Jean Daniel avait défendu l'écrivain
contre
les attaques calomnieuses du PCF, à présent il
n'hésite pas à reprendre des histoires de toutes
pièces inventées à l'époque
par le KGB pour
discréditer son oeuvre. Pour avoir l'air d'aller
à
"contre-courant" et d'être anticonformiste, on
écrit
n'importe quoi, doutant par exemple de la réalité
de son
cancer...
L'emploi du mot "dissident", en revanche, n'est pas erroné :
il
désignait, au temps de l'Union soviétique, tous
ceux qui
manifestaient leur désaccord avec le Parti communiste,
quelles
que fussent leurs opinions politiques. On trouvait chez les dissidents
des communistes réformateurs, des
sociaux-démocrates,
quelques libéraux, des orthodoxes... Il est vrai cependant
que
Soljénitsyne était en marge du mouvement
dissident, en ce
sens qu'il était avant tout un écrivain et qu'il
avait
à coeur d'"accomplir sa mission" sans être
entravé
par un quelconque collectif.
En ce qui concerne les
pairs de
Soljénitsyne, avez-vous rencontré des articles ou
des
interventions particulièrement frappants ? Les
écrivains
se sont-ils placés à la hauteur de
l'événement ?
Il paraît que des écrivains dans le
monde entier
ont rendu hommage à Soljénitsyne, mais ce n'est
pas eux
que les journalistes citaient le plus volontiers. Je n'ai donc rien
entendu de particulièrement frappant. D'une
manière
générale, les écrivains interviennent
peu
publiquement, même pour parler d'un confrère. Nous
avons
surtout entendu les réactions d'hommes politiques et
d'essayistes. Dans le cas de Soljénitsyne, son
rôle
historique cache encore l'écrivain qui reste
méconnu et
que l'on cantonne à tort au XIXème
siècle, en en
faisant un Hugo ou un Tolstoï égaré au
XXème
siècle.
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Tous
des bourges ?
Premère publication
dans la revue Immédiatement, n°12, octobre 1999
Sur le
livre de Jacques Ellul, Métamorphose
du bourgeois, La Table Ronde, "la petite Vermillon".
Avant Mai 68,
Jacques Ellul décrivait la métamorphose du
bourgeois, qui allait faire de lui un homo festivus, selon
l’expression de
l’écrivain Philippe Muray.
Ah !
se livrer à l’exercice éminemment
bourgeois de la
haine de soi, quel délice ! Lecteur !
Jacques Ellul te tend le miroir
de ta laideur, de ton néant, de ta prétention
à représenter la quintessence de
l’humanité alors que tu n’es que le
piètre rejeton de siècles de civilisation
occidentale à bout de souffle. Te crois-tu à
l’abri des sarcasmes contre le
bourgeois, parce que tu le persifles le premier, que tu ne crois pas en
Dieu, que
tu exhibes sans honte tes fesses sur la plage, que tu recherches des
cultures
authentiques lors de tes voyages et ne consultes pas les pages Bourse
du
Figaro ? Naïf que tu es ! Le bourgeois,
penses-tu, c’est les autres.
Mais non. Le bourgeois, c’est toi. Celui qui se renie. Le
métamorphosé.
Auteur original
et prolifique aussi bien en histoire du
droit, en sociologie qu’en théologie, ancien
résistant, Jacques Ellul, mort en
1994, mariait foi chrétienne et anarchisme politique. Il
combattait l’emprise
de l’Etat, de l’argent et de la technique sur
l’homme, l’évacuant hors de
lui-même. Comment ce trio infernal a-t-il pu
triompher ? Il est
l’expression du règne bourgeois qui, plus puissant
que jamais, achève ses
réalisations effrayantes et grandioses dans
l’ivresse de son néant. Si le
bourgeois première forme, celui qui met en exergue les
valeurs de travail,
d’épargne, de morale, existe toujours, il ne
domine plus idéologiquement la
société car il a été
largement décrié. Mais le bourgeois est
Protée : il
réapparaît sous d’autres formes,
d’autres couleurs, plus attrayantes, celles de
l’antibourgeois ; même si dans le fond, il
est resté identique. Et s’il a
remisé au placard des modèles
épuisés en tant que classe, ses idées
fondamentales, son invariant ont envahi toutes les couches de la
société.
En effet, une
des principales caractéristiques du bourgeois
est d’assimiler tout ce qui lui
étranger ; si bien qu’il change tout en
se
perpétuant dans son mode d’être. Le
bourgeois inclut les artistes qui lui sont
le plus hétéronomes, et les Manet, les Duchamp
soudain valent de l’or ;
les pensées politiques extrémistes deviennent
réformistes : il améliore
les conditions sociales mais la société
fonctionne sur les mêmes rouages ;
il dénude les corps et pratique le sexe
« sans tabûs » mais
réinvente
une morale de l’hygiène sexuelle pour
préserver sa santé en temps de
Sida ; il réclame toujours plus de droits pour
établir sa dignité
individuelle, y compris le droit au bonheur, mais grâce
à la sollicitude de
l’Etat. « L’homme
vit dans un monde
de sécurités, sociales ou individuelles,
assurances, police, organisation,
retraites… et il éprouve de plus en plus son
insécurité fondamentale. L’homme
occidental a peur », écrit Ellul. Il est devenu seul face
à un monde surchargé
de signes. Individualiste à l’extrême,
il en arrive à formuler l’inhumaine
exigence d’une autonomie absolue, dès le plus
jeune âge, et déteste toute
transmission.
D’ailleurs
que pourrait-il transmettre ? Chez lui, le faire
prime sur l’être. L’acte
et la pensée sont dissociés, ce qui permet une
morale
utilitaire non ancrée dans l’être.
L’art est séparé de la vie :
si
« audacieux » et
« subversif » qu’il
soit, il ne remet
jamais en cause la légitimité profonde du
bourgeois, qui peut ainsi, beau
joueur, paraître tolérant. Cet homme-là
n’est-il pas la réalisation la plus
aboutie de l’être humain ?
Progrès et modernité ne font
qu’un ! Cet
homme-là est un humaniste, et qu’y a-t-il de plus
de beau, de plus abouti,
qu’un humaniste ?
Jacques Ellul
détruit le mythe de l’humanisme :
« L’humanisme est un terrorisme
[…] l’autre est nié dans la plus grande
qualité qu’il puisse avoir :
être un obstacle. » La part de
l’homme
qu’accomplit le bourgeois est en fait la volonté
de son propre anéantissement,
processus à l’œuvre sous le voile de
l’humanisme. Le bourgeois plonge dans
l’angoisse car il pressent que
« l’hôte
secret », pour reprendre
l’expression d’Ellul, de notre temps est la mort.
Il se contente de suivre le
rythme biologique de l’économie, du travail et de
la consommation. Le bourgeois
a toujours fait passer le vente avant les valeurs, le ventre maintenant
le
dévore.
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Dans le miroir de la Chine
Première
publication
dans la revue Immédiatement, n°14, juin 2000
Aperçus
de l’œuvre de François Jullien,
philosophe et
sinologue, qui tend à la tradition de pensée
occidentale le miroir de la
tradition chinoise. Ce qui nous permet aussi de découvrir
une civilisation
radicalement autre, et de bouleverser nos façons
« naturelles » de
penser.
Le regard de
l’autre permet de prendre conscience des choix
qui fondent nos opinions et que, l’habitude aidant, nous
avions pris pour des
évidences ; nous avions fini par oublier que
d’autres choix étaient
possibles. Depuis de nombreux livres tels Le détour et
l’accès, Eloge de la fadeur, Traité de
l’efficacité ou
encore Un sage est sans idée,
le
philosophe et sinologue François Jullien tend à
la
tradition de pensée
occidentale – judéo-grecque – le miroir
de la
tradition chinoise, ce qui nous
sort de « l’air de famille de notre
philosophie » (Nietzsche) et de
mieux interroger ses fondements. Monde radicalement
différent et
ignorant de la
Grèce antique, la Chine prête à
l’auteur un
point de vue large sur la
philosophie, en amont. Civilisation très
différente donc,
mais dont la pensée,
le mode de raisonnement et la façon de voir les choses ne
nous
sont pas pour
autant complètement étrangers ; la
différence
n’est pas irréductible. Démonstration
faite par les simples citations du philosophe Wittgenstein dont Jullien
parsème
Un sage est sans idée, et
qui offrent
une réelle parenté avec les remarques du sage
chinoise, ainsi que les écrits de
Montaigne. Si en Chine, l’allusion est
érigée en système dans le discours
politique comme dans celui de la sagesse, à
l’opposé de la
discussion frontale propre à
l’argumentation
et au débat grecs, cela ne signifie pas que nous ignorions
l’usage du détour,
du biais pour ne pas dire mais néanmoins se faire
entendre ; simplement
leurs ressources ont surtout été
exploitées par la stratégie amoureuse :
on songe au Journal du séducteur de
Kierkegaard. Il s’agit donc plutôt du fait que nous
n’avons pas pensé les mêmes
questions, ni systématisé les mêmes
points.
L’art du
détour
François
Jullien donne un exemple très amusant de la façon
dont la négociation politique chinoise peut utiliser cet art
du détour. A
partir du VIIème siècle avant notre
ère, la multiplication des principautés est
cause d’une grande agitation diplomatique. Les
envoyés des Princes
s’entretiennent par l’intermédiaire du Livre
des Odes, anthologie de poèmes qui
représente le seul corpus littéraire de
l’époque, sorte de canon auquel les diplomates se
réfèrent continûment pour se
faire comprendre et discuter. Une négociation peut ainsi se
résumer à un
dialogue de strophes, où au chant des
« oies sauvages »
répond celui
de « ma voiture au galop », et
ainsi de suite jusqu’au succès ou
l’échec de l’entretien entre les deux
officiers. De même, la critique de la
politique du souverain ne se formule pas directement, mais sous le
couvert des
images ; les poèmes de la tradition chinoise ont
longtemps été commentés
en fonction de leur contexte historique, car dans un monde politique
très
censuré, ils sont l’expression favorite de la
critique. Souvent, par un détail
glissé sous l’éloge, c’est
tout le sens du poème que l’auteur nous incite
à
revoir. Dans ce petit poème qui vante les atouts
innombrables d’un prince, tout
ne semblerait que louanges, si n’était la
présence d’un
« Ah ! »
en tête de chaque strophe :
Ah !
Qu’il est accompli !
Ah !
Qu’il a de gloire !
Ah !
Qu’il est agréable à voir !
Ce
« Ah ! » qui
n’est pas ironique, mais
évoque un soupir, et que l’on pourrait traduire
par
« Hélas ! »,
nous fait entendre que l’on doit se méfier de cet
étalage de compliments. Par
ce biais subtil, le poète critique un Prince qui ne sait pas
contenir les
débordements licencieux de sa propre mère.
C’est
par la nuance, le non-dit, que
l’énoncé même du
poème est
déstabilisé. Celui-ci peut ainsi se faire
l’écho de
la rumeur populaire, et laisser propager ses doléances. Une
coutume qui se
perpétue aujourd’hui sous la forme des dazibao,
placards muraux où l’anonyme s’exprime.
Forme chinoise d’une démocratie,
peut-être ?
Contrairement
à la Grèce qui a cherché –
et nous à sa suite
– quel était le meilleur des régimes
politiques possible, cette question en
Chine ne s’est pas posée. La politique se
réduit à l’opposition de
l’ordre et
du désordre. Le poète intervient
lorsqu’il semble que le Prince s’écarte
de la
tradition, laisse les hordes de bandits faire la loi, ou, au contraire,
lorsque
son pouvoir devient tyrannique. Son influence est discrète,
et d’autant plus
influente qu’elle est discrète… mais
peut-être trop discrète ? Le prince est
bien libre de faire fi de toutes
ces subtilités. L’affrontement politique
n’est pas institutionnalisé. Est-il
dans ces conditions impossible ? François Jullien
montre à quel point le
débat, l’opposition entre points de vue
contradictoires, ont partie liée avec
le discours philosophique, sa quête de la
vérité, son goût pour
l’aventure de
la connaissance. Or , si la Chine a connu un temps la philosophie avec
les
Mohistes, qui eux aussi avaient le goût de la discussion et
des définitions
précises, elle a vite rejeté cette voie et
préféré celle de la sagesse, cette
sagesse qui en Occident a été
reléguée au rang de parent pauvre de la
philosophie. Et si le philosophe discourt à partir
d’une hypothèse, d’un point
de vue particulier sur le monde nécessaire à sa
quête de la vérité, le sage,
lui, se refuse à prendre parti et à avoir une
« idée
préférée ».
Privilégier un point de vue, faire un choix et
l’ériger en vérité,
c’est porter
un regard déformé sur la
réalité, ce que refuse le sage chinois. Celui-ci
tient
absolument à ne pas prendre position. Il suit le tao, la voie, car ses remarques visent
à réguler sa conduite sur la
régulation du monde, « fonds
d’immanence ». Il ne cherche pas
à
approfondir ses connaissances, à affirmer, à
convaincre son interlocuteur, mais
à indiquer la voie de l’harmonie : ses
remarques sont tout allusives.
Sans transcendance
Discourir sur la
sagesse n’a rien d’aisé, mais
François
Jullien réussit à nous faire comprendre sa
logique, aussi rationnelle et
opérante que celle du logos grec,
et
à nous faire entendre le sens des formules quotidiennes qui
nous paraissent banales
parce que théoriquement vides :
« ça va » ou
« prendre les
choses comme elles viennent ». Ces phrases disent
qu’il ne faut pas avoir
de position arrêtée une fois pour toute
– il n’existe pas de vérité
absolue –
mais s’adapter au procès du monde (entendre
« procès » comme
étant de
la famille de « processus »),
à l’expérience des choses ;
c’est
ainsi que l’équilibre est atteint. La sagesse
pense la variation d’un extrême à
l’autre qui déploie le réel dans toutes
ses possibilités et va au bout du possible
en exploitant au mieux chaque
« moment » particulier. Un grand
sens
de l’opportunité préside cette vision
et ce comportement. Dans le pire des cas,
il vire à l’opportunisme : quand le sage
se laisse aller « au
gré », ce peut être au
gré du prince. Il n’est pas non plus
particulièrement porté à
l’action pour changer une situation, puisque tout
passe : le tyran un jour ne sera plus, alors
attendons…
La
régulation universelle du monde, tel est l’objet
de la
sagesse. Le Sage se confond alors avec le
« Ciel », dont la
transcendance par rapport à l’homme ne provient
d’aucune extériorité mais
n’est
que la totalisation de l’immanence à
l’échelle du monde entier, l’absolu du
réel. Il n’y a pas de plan supérieur
des essences – comme les Idées
platoniciennes – mais un fonds
indifférencié dont tout procède, et
une
actualisation de ce fonds qui aboutit à une
détermination précise, la
réalité
que nous voyons. L’invisible est bien au-delà du
visible, mais dans son
prolongement. Et c’est ainsi qu’est
conçu l’art : il n’a rien
à
représenter, mais s’attache à nous
délivrer des limitations et des oppositions
dans lesquelles nous enfermons la réalité, dans
la poésie par des variations
allusives, dans la musique par un son atténué
qu’on laisse mourir le plus
longtemps possible pour rendre sensible l’au-delà
muet où il va s’abolir.
Jullien parle de fadeur pour qualifier
l’esthétique chinoise ; on peut
aussi évoquer sa simplicité extrême,
son évanescence. Dans un article de la
revue Esprit, Gil Delannoi la compare à la musique de Bach,
« sans
saveur », sans emphase elle aussi et d’une
richesse infinie. Encore une
correspondance entre la Chine et l’Occident.
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Portrait
d’Orwell en intellectuel
Première publication
dans la revue Immédiatement, n°16,
décembre 2000
Dans ses
écrits politiques, George Orwell n’est pas tendre
envers les intellectuels. Ce n’est pas qu’il les
méprise, mais il en a une si
haute opinion qu’il souffre de les voir se montrer indignes
de leur magistère.
Qu’est-ce qu’un intellectuel digne de ce
nom ?
Orwell occupe
une place à part parmi les intellectuels de
son époque. Il n’est ni fasciste, ni stalinien, un
exploit pour quelqu’un qui
pense. Rétrospectivement, cela n’étonne
guère : l’auteur de 1984,
que beaucoup considèrent comme
« visionnaire », comme si le
roman devait décrire une société
future,
ne pouvait être qu’extra-lucide sur son
époque, par une sorte de sixième sens
politique dont il aurait été doté. Une
exception, en quelque sorte,
inexplicable et qui ne vaut pas pour le commun des intellectuels qui,
illuminés
par leur générosité et en cela
d’ailleurs bien pardonnables, s’étaient
fourvoyés sur la nature du régime
soviétique – excuse moins aisément
accordée
aux sympathisants fascistes qui, eux, ne baignaient pas dans les bons
sentiments. Mais ce raisonnement ne blanchit-il pas trop vite les
intellectuels
et ne cache-t-il pas les ressorts de leurs prises de position
politiques,
aujourd’hui comme hier ? Quand Orwell brocarde la
« bonne conscience
étriquée de l’intelligentsia de
gauche » ou la posture facile du
pessimisme fataliste chère aux conservateurs –
« il n’y a rien de nouveau
sous le soleil, on ne pourra jamais améliorer la
société » -, c’est
le
portrait de la vraie figure intellectuelle qu’il dessine en
creux ; son
portrait en somme.
L’influence de Zorro
S’il
fustige ceux qui méprisent les « bavards
professionnels », Orwell commence par
démystifier les intellectuels :
ce ne sont pas des clercs qui,
désintéressés, contemplent la
vérité à laquelle
leur science donne accès, comme le croyait Julien Benda. Un
intellectuel, c’est
un homme qui a, comme tout un chacun, des croyances, une
sensibilité, une
subjectivité. Orwell décrit d’une
manière fort amusante les origines de la
formation d’une vision du monde, qui se
révèlent souvent prosaïques :
que
sait-on de l’influence que peuvent ainsi exercer de
manière décisive des
feuilletons, des revues de jeunesse, ou des romans
médiocres, certes, mais qui
entrent en résonance avec une fibre en nous
particulièrement sensible ? Qui
sait si en Bosnie BHL inconsciemment n’imitait pas Zorro,
quand il se cachait
derrière un muret tel le justicier derrière son
loup de velours ?
La tête dans le
réel
Bien
sûr, ce point de départ puéril
d’idées nobles n’est
pas grave et ne les remet pas en cause si on est capable de le
reconnaître : Zorro en effet m’a
influencé, j’ai tendance à diviser le
monde entre les gentils et les méchants, etc.,
première condition pour prendre
du recul par rapport à sa subjectivité et tendre
sa réflexion à
l’universalité.
La subjectivité est d’ailleurs salutaire, car
c’est elle, cette capacité à
ressentir, à être proche de
« l’homme de la rue »,
parangon de
l’honnête homme pour Orwell, qui permet
à l’intellectuel de ne pas
s’égarer
dans le monde si abstrait et terriblement attirant des idées.
Ne pas se couper
de l’homme de la rue, tel est un des leitmotiv
de la pensée d’Orwell.
Participer de la morale commune, du sens
élémentaire de la justice, est la base
d’une réflexion politique valable, et
d’une critique justifiée et efficace du
système en place. L’écrivain ne peut
donc admettre l’adage favori des
communistes de la fin justifiant les moyens, ni accepter que la famine
provoquée en Ukraine par la collectivisation ou que les
procès de Moscou
puissent être légitimés par la
construction du socialisme. De quel socialisme
s’agirait-il donc ? « Il
n’y a pas de nécessaire
assassinat »,
écrit-il, commentant un poème sur un
révolutionnaire espagnol. La bonne
conscience révolutionnaire s’acquiert
d’autant plus aisément qu’issus de la
classe bourgeoise, élevés dans les
collèges huppés, ces intellectuels
n’ont
rien vécu et que pour eux les mots
« solitude, exil, faim, guerre,
prison », sonnent creux.
Les opinions
politiques d’Orwell proviennent toutes de sa
vie : son service dans la police britannique en Birmanie le
rend
définitivement hostile au colonialisme ; il devient
socialiste après sa
découverte des conditions de travail des ouvriers auxquelles
il consacrera son Quai de Wigan ;
son engagement aux
côtés des anarchistes dans la guerre civile
espagnole, et la connaissance
personnelle qu’il a des agissements des communistes qui
préfèrent éliminer des
« concurrents » plutôt
que combattre l’adversaire, lui ouvrent les
yeux sur la nature totalitaire de l’Union
soviétique. L’amour de la justice et
« la vérité dans
l’amour de la
réalité », selon
l’exhortation de
Simone Weil, guident l’écrivain situé
à l’opposé de tant
d’intellectuels mus
par le ressentiment, le manque de reconnaissance dans une
société qui favorise
les industriels et méprise secrètement les
artistes et les penseurs (des
oisifs !), et la soif du pouvoir que peut conférer
l’appartenance à
l’internationale communiste (Komintern). L’amour de
la réalité l’empêche de
s’attacher religieusement aux idées, et lui permet
d’échapper aux
« petites orthodoxies
malodorantes » qui contrôlent les esprits.
Faire le jeu des fascistes
C’est
avec effarement qu’il découvre ainsi que les
journaux
de gauche censurent les informations sur
l’élimination du P.O.U.M. en Espagne
par le Komintern car elles nuiraient à leur cause ;
ils montrent de ce
fait le peu de cas qu’ils font de la
vérité et la préférence
qu’ils accordent à
leur bien-être moral et intellectuel. La phrase typique « Si
vous parlez de ces crimes, cela
fera le jeu des fascistes » met Orwell hors de lui.
Préférant la liberté à
ses idées, l’écrivain
dénonce le mensonge
idéologique, les invectives et la
censure à l’œuvre chez ceux dont le
premier devoir
est de défendre la liberté
d’expression et la liberté politique, conditions
de leur
propre existence. Il
refuse l’alternative du « se soumettre ou
se
taire ». C’est ainsi
qu’il remarque, pendant la Seconde Guerre mondiale :
« Dans les
« milieux
éclairés », il faut un
certain courage moral pour oser
exprimer des sentiments pro-britanniques. »
L’intelligentsia, isolée et en
butte au mépris du peuple, est devenue hostile à
son pays
et professe un
internationalisme qui cache mal un nationalisme
pro-soviétique,
qu’Orwell
définit comme le « patriotisme des
déracinés ». Exactement comme
à
l’heure
actuelle un intellectuel ne peut avouer son amour de la France et, sous
couvert
de la nécessaire ouverture des frontières et de
la
mondialisation de tous les
aspects de la vie, est intimé d’approuver le
nationalisme
américain.
Ouvrier en Angleterre
plutôt qu’ingénieur en URSS
La
majorité des intellectuels refuse de remettre en cause
ses idées en fonction des événements,
alors que le destin naturel d’une idée
est de mourir. La lecture continue des essais politiques
d’Orwell depuis les
années vingt jusqu’en 1945 montre
l’évolution personnelle de
l’écrivain et la
façon dont il se laisse déranger par
l’événement, révisant ses
jugements.
Ainsi, dans les années trente, il est pacifiste comme les
trotskistes, et
s’élève contre
l’idée d’une alliance entre la
Grande-Bretagne capitaliste et
l’Union soviétique contre les Nazis. En effet,
s’il ne méconnaît pas la
réalité
du régime nazi, il pense qu’une telle alliance ne
pourrait qu’asseoir davantage
la domination des capitalistes. Sa priorité est la
révolution. « Fascisme
et « démocratie »
bourgeoise sont bonnet blanc et blanc
bonnet », affirme-t-il. Aussi en septembre 1938
est-il munichois. Crime
suprême selon les critères des publicistes
d’aujourd’hui, qui présage une
attitude peu glorieuse pendant la guerre ! L’esprit
munichois, c’est
l’esprit défaitiste, donc collaborationniste,
moisi… Mais il n’y a pas de
fatalité si les bases de la réflexion politique
sont saines et mues par
l’esprit de justice et l’amour de la
liberté ; Orwell, déjà averti
par la
guerre d’Espagne puis convaincu par la signature du pacte
germano-soviétique
d’août 1939, révise son jugement et
apprend la nuance. Tous les systèmes ne
sont pas également mauvais ; avec tous les
défauts et les lacunes des
régimes démocratiques capitalistes, mieux vaut
encore être ouvrier en
Angleterre qu’ingénieur en URSS. La condition
ouvrière a évolué favorablement
par rapport au XIXème siècle, et il reste plus de
liberté dans son pays que
dans l’Allemagne nazie. Dès que la guerre est
déclarée, il s’engage et refuse
toute idée de sabotage.
Cela ne
l’empêchera pas de continuer à croire en
« une
juste amélioration du monde » et
d’œuvrer en ce sens. L’optimisme est le
dernier devoir de l’intellectuel : ne pas
désespérer de l’homme, et penser
que l’on peut toujours agir pour que le monde soit vivable.
Décidément, Orwell
n’est pas un extra-lucide ; il est un
honnête homme acharné à voir la
réalité telle qu’elle est, et
à la penser pour vivre avec elle sans qu’elle
nous engloutisse.
Le piège de cristal
Première publication
dans la revue Immédiatement, n°17, mai 2001
Sur un livre de Michel
Wieviorka
, La différence, Balland.
La
situation des juifs a été un bon paradigme de la
question de l'identité
: émancipés par la Révolution
française qui voulait en faire des
citoyens comme les autres, ils sont un siècle et demi plus
tard séparés
du corps national, et deviennent des Juifs français, et dans
la zone
occupée par les nazis, c'est en tant que Juifs qu'ils sont
arrêtés et
déportés. Le hiatus entre ce qui fut
proclamé en 1789 et ce qui est
vécu devient trop fort, et montre que l'homme abstrait
n'existe pas :
l'homme s'enracine dans une communauté historique qui
contribue à
former sa vision du monde et lui sert d'appui pour tendre à
l'universel(1). Le renoncement des élites à
porter haut le drapeau
français contribue à ce que le citoyen se
perçoive autrement.
Appartenir à la communauté française
n'est apparemment pas suffisant
pour un certain nombre de personnes qui n'y trouvent pas de quoi se
forger une identité, qu'elles viennent de
l'immigration récente, que
leur culture régionale ait été
réprimée par la République, ou
qu'elles
éprouvent le besoin de se retrouver dans un identarisme
sexuel.
Dans son livre intitulé
La
différence,
Michel Wieviorka traite de toutes ces différences,
étonnamment placées
sur le même plan : celles résultant d'une langue,
d'une religion
autres, touchant donc tout l'être humain et fondatrices d'une
culture,
et celles concernant le sexe ou le comportement sexuel, dont on ne nous
fera pas croire qu'elles fondent à elles seules une vision
de l'homme
et du monde. Après une étude
sociologique, philosophique et politique,
qui comporte une critique du multiculturalisme, qui, pour l'auteur, est
dépassé car il fige les identités en
voulant les catégoriser, Michel
Wieviorka plaide pour un individualisme multiculturel en
perpétuelle
autocréation. Joli programme qui, même si l'auteur
le nuance en
concédant que l'homme a aussi besoin de permanence, saura
parfaitement
convenir au capitalisme actuel, destructeur de toute durée,
et qui fait
fi du lien social. Or ce lien ne peut se réduire
à un jeu de miroirs où
chacun reconnaîtrait la différence pleine de
dignité de l'autre.
Par-delà
des communautés qui permettent de donner un cadre
à ses membres les
plus fragiles et de les soutenir, et qui peuvent effectivement
avoir
plus de visibilité sur la place publique, le cadre
français affirme
néanmoins sa priorité. L'usage d'une langue
commune, référence à un
passé commun enrichi de nouvelles histoires, permet la
cohabitation de
tous. Selon Wieviorka, aucune culture ne doit dominer l'autre, mais se
contredisant, il exige un minimum : la reconnaissance de
l'universalité
de la raison et du droit. Or de quelle raison s'agit-il ? La raison
n'est pas universelle, et Wieviorka demande le ralliement à
la
conception occidentale de la raison, qui est instrumentale. Cette
raison a une histoire, ancrée dans la culture
européenne. Il existe
donc bien une prédominance, mais, et c'est bien actuel, il
s'agit de la
prédominance d'une culture décharnée,
dont le contenu chrétien,
notamment, est effacé : il ne reste plus que des
instruments, une
certaine raison et un certain droit. Sur le terrain
déblayé, les
différences peuvent alors se déchaîner
alors qu'elles devraient être
comprises dans un cadre plus grand où une
communauté retrouverait du
lien dans un projet politique.
(1) Voir à ce sujet le livre de Shmuel Trigano,
L'idéal
démocratique à l'épreuve de la Shoa,
Odile Jacob.
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Un
lyrisme dissonnant
Première
publication dans la revue Immédiatement, n°20,
décembre 2001
Sur le livre de
François Ricard, La
génération lyrique. Essai sur la vie et l'oeuvre
des premiers-nés du baby-boom, Climats.
Le
livre nous arrive du Québec et date d'une
décennie : deux moyens de
tester la valeur et la portée de son propos.
François Ricard passe
aisément le test. Il dresse le portrait
littéraire d'une génération, la
sienne - pour le dire rapidement, celle de 68. La démarche
littéraire
était une évidence pour cet écrivain
habitué de la revue l'Atelier
du roman,
car elle est en elle-même un mode de connaissance. Ricard
s'attache à
décrire et à comprendre la sensibilité
particulière à cette
génération,
son rapport au monde et son destin.
Sa principale qualité :
être nombreuse. Par son poids démographique, elle
a imposé à toute la
société ses valeurs, son idéal de
jeunesse, de bien-être. Elle est
lyrique car tout semble céder à ses
désirs ; le monde s'offre à elle
non comme un héritage à assumer et à
redécouvrir, mais comme un vaste
champ d'expérimentations, un espace maléable
à souhait... Cependant,
malgré sa formidable volonté de puissance, cette
génération n'a pas
changé, au sens volontariste du terme, le monde.
Même dans l'exercice
du pouvoir, elle n'agit pas, elle se contente d'accompagner,
d'encourager, d'accéler la mutation du capitalisme, un
capitalisme
"consumateur" qui l'a bercée pendant son enfance et sa
jeunesse. Elle
n'a d'ailleurs pas eu à prendre le pouvoir : celle qui s'est
plu à se
reconnaître dans la figure du rebelle n'a pas eu à
se battre.
Si le portrait que dessine François Ricard rappelle au
lecteur celui de l'homo
festivus,
la touche qu'apporte le Québecois, outre sa
manière de décrire le
personnage de l'intérieur, ce qui permet
l'émergence de sentiments
empathiques - il comprend mieux ses ressorts -, c'est aussi
l'explication d'une prise de pouvoir si facile. On sait que Mai 68 fut
la première révolution sans violence. Pourquoi
cette génération
n'a-t-elle pas eu à se battre ? Tout simplement parce
qu'elle n'a
rencontré aucun obstacle. Ses parents ont baissé
les armes : que cette
génération, qui représentait l'avenir
et ses espoirs, prît enfin le
monde en charge, elle n'attendait que cela ! C'est sans doute un des
grands apports de l'essai que de jeter une lumière sur la
génération
précédente, celle qui a connu la crise de 1929 et
la Seconde guerre
mondiale ; à la fin de la guerre, elle a voulu
"oublier" ce passé,
tirer un trait sur lui. Un personnage de Marcel Aymé
l'exprime dans Uranus,
écrit en 1948 : "Les leçons du passé
tirent notre jeunesse en arrière
alors que, pour elle, il est grand temps d'apprendre à vivre
dans
l'avenir." Vivre dans l'avenir : tout est dit sur notre
présent.
L'avenir est le salut car il rompra avec la misère et les
horreurs que
les hommes ont commises. Un formidable pessimisme sous-tend
notre
société soi-disant hédoniste.
La révolution petty bourgeoise
Première
publication dans la revue Immédiatement, n°23,
février 2003
Sur un livre de
Christopher Lasch,
Le
seul et vrai paradis. Une histoire de l'idéologie du
progrès et de ses critiques, Climats.
L'historien
américain
Christopher Lasch a fait de l'histoire un instrument de critique
sociale. La société contemporaine se dit
inéluctable, modernissime, donc désirable ; mais
Lasch
cherche dans le passé une autre histoire que celle du
triomphe
de l'idéologie du progrès : celle de ses
critiques les
plus avisés et les plus inattendus : les petits bourgeois.
Le seul et vrai paradis,
titre
d'un livre de Lasch qui date de 1991, écrit peu avant la
mort de
l'historien en 1994, est l'autre nom du progrès à
la
sauce libérale. Le progrès n'est pas uniquement
l'apanage
des utopies révolutionnaires - il est en effet le
socle
commun au libéralisme et au socialisme. Les deux
idéologies partageaient l'idée que la production
sans
cesse croissante de biens, la reconversion de ce qui était
considéré avant comme un luxe en nouveau besoin,
moteurs
de la société de consommation, apporteraient
l'abondance,
progrès visé par le libéralisme. Car
le "seul et
vrai paradis" est celui du bien-être et il se situe sur
Terre. Le
socialisme partage cet idéal et se contente d'y apporter une
rectification : l'abondance ne se répartit pas
également
pour tous par le seul jeu du marché et il faut redistribuer
de
manière volontariste. Le marxisme s'inscrit dans cette
lignée, mais Christopher Lasch étudie d'autres
mouvements
de pensée, dont certains se disaient socialistes, et qui
mettaient en cause cet idéal.
Le passé comme
source de critique
Arrêtons-nous
un instant sur le présupposé de la
méthode Lasch.
Croire au progrès, c'est croire en une rupture radicale avec
le
passé. Le libéralisme, comme le mouvement
révolutionnaire, veut faire table rase du passé.
Quand on
vise le paradis de l'abondance, de la tolérance universelle,
de
la souffrance bannie et de la mort inodore, le passsé n'est
plus
que le lieu d'une forme d'humanité qui doit
disparaître et
en laquelle on ne veut plus se reconnaître. L'histoire ne
compte
plus que des "pages sombres" qu'il faut tourner au plus vite pour
être sûr de ne jamais y revenir. Le seul lien
permis avec
le passé est alors nostalgique. Le paysan qui a
coupé
tous les liens sociaux en venant travailler anonymement dans la grande
ville verse des larmes sur les communautés d'antan, si
chaleureuses et porteuses de sens ! Lasch montre le rôle que
le
western a joué aux Etats-Unis, vision nostalgique
et
idéalisée d'une vie simple, âpre mais
honnête, pré-industrielle, vie que l'on pouvait
d'autant
plus regretter que l'on était sûr de ne jamais la
retrouver. Dans cette vision progressiste, toute critique la mettant en
cause est forcément réactionnaire, car il est
absurde de
vouloir "retourner" dans un passé radicalement
différent
de nature du présent. Ainsi se protège-t-elle :
elle est
inéluctable, elle est le sens de l'histoire.
A la nostalgie, Lasch oppose la mémoire : le
présent est
un prolongement du passé et en est l'héritier. Le
passé est vivant, pour peu que l'on se penche dessus avec
les
bonnes lunettes ; il permet de découvrir des sources
d'inspiration pour lutter aujourd'hui contre la croyance au
progrès. Quels arguments lui ont été
opposés, qui les lui a opposés, comment ont-ils
agi,
quelles sont les raisons de leur échec, sont les questions
qui
sous-tendent une enquête passionnante.
Des questions
déplacées
Pour
le lecteur français, c'est l'occasion de connaître
tout un
pan de l'histoire et de la pensée américaines
largement
méconnues. Le panorama qu'en offre Lasch n'est pas
homogène et recoupe des chemins et des hommes
très
différents, de Thomas Paine à Martin Luther King,
de
Thomas Carlyle à Ralph Waldo Emerson, du populisme agrarien
aux
Chevaliers du Travail, d'Orestes Brownson au théologien
Reinhold
Niebuhr. Tous possèdent la caractéristique
commune de
déplacer les questions, et de se situer en dehors du clivage
libéralisme/marxisme, en se demandant par exemple si la
question
essentielle, plutôt que la pauvreté, n'est pas
celle de
l'esclavage. Le mouvement ouvrier du XIXème
siècle
a posé au centre de ses luttes la question du salariat, qui
se
répandait dans le secteur industriel, faisant du travailleur
un
simple ouvrier qui ne possédait pas son métier et
s'en
trouvait donc dé-responsabilisé. La solution,
pour eux,
ne résidait pas dans une appropriation des moyens de
production
par un Etat prolétarien, car ils se méfiaient
avec raison
autant de la bureaucratie que des grands actionnaires, tous trop
lointains, tous trop puissants. Ils étaient favorables
à
l'accession large à la propriété, pour
les petites
entreprises, pour une coopération entre petits patrons et
ouvriers, toujours dans l'optique que chacun sache pourquoi il
travaille, que chacun puisse donner du sens à ce
qu'il
fait. N'était-ce pas mieux que de se retrouver dans une
usine
avec une tâche unique, très
spécialisée,
à répéter tous les jours, "sacrifice"
nécessaire à consentir pour avoir ensuite la joie
de
consommer ? Ce n'est pas un hasard si Henri Ford, père du
travail à la chaîne, fut également
celui du loisir
et de la consommation à grande échelle. Quand
effectivement le travail se résume à une
tâche
débilitante et "em...bêtante, embêteuse,
embêteresse", comme écrivait Vialatte, on ne
rêve
plus que de jours fériés et de loisirs.
C'était la
philosophie des trente-cinq heures de Jospin : travailler est atroce.
Un idéal petty bourgeois ?
Certains
mots utilisés auront mis la puce à l'oreille du
lecteur.
Ceux qui ont défendu les petits propriétaires,
les
petites entreprises, ce sont évidemment les petits-bourgeois
!
Fermiers, paysans, artisans, petits commerçants et des
ouvriers... voilà le socle de la critique anti-progressite.
Lasch n'idéalise pas ces classes et ne les montre pas en
exemple absolu. Il ne minimise pas l'anti-intellectualisme, le
racisme, l'horizon étriqué qui sont souvent leur
loi
(mais pas uniquement la leur). Mais les défauts des classes
sociales sont d'autant plus exacerbés qu'elles sont
méprisées. Le marxisme est passé par
là :
leur attachement à la tradition, à la famille,
à
la patrie, faisait d'elles des alliés objectifs du grand
patronat, qui ne comprenaient rien à rien au sens de
l'histoire.
Faire table rase du passé, c'est mépriser - voire
détruire comme en Union soviétique - les
populations
porteuses de ce passé. Aujourd'hui, quiconque essaie de les
écouter est taxé de populisme, terme devenu
extrêmement péjoratif. Le populisme est le nom que
l'on
donne à la démocratie quand celle-ci est
anti-progressiste. Le "non" à Maastricht était
ainsi un
vote populiste... Quand le vote ne va pas dans le sens du
progrès, nos dirigeants ont trouvé la parade :
ils refont
voter, jusqu'à ce que la bonne réponse sorte des
urnes.
Lasch le répète constamment : l'identification de
la
démocratie et du progrès est une erreur. Les
mouvements
les plus démocratiques du XIXème
siècle
étaient anti-progressistes. Comme toute classe, celle des
petty bourgeois,
comme disent les Américains, a ses vertus : le sens de
l'effort,
de la responsabilité, la connaissance du métier,
la
volonté de maîtriser son destin et la
méfiance
envers les experts ès-toute chose, la solidarité
locale
(au sens large) plus tangible que l'amour abstrait de
l'humanité. Sa critique était très
pertinente.
Peut-on la reprendre telle quelle - non, car les formes changent, mais
les principes qui les sous-tendent restent parlants. Ce sont ceux de la
religion puritaine.
Le sentiment tragique de la
vie
- Ah !! le
puritanisme en plus... tout pour plaire !
Mais oui, si on y prend ce qui fait de toute façon une
vision de
la vie commune au christianisme et aux religions dans l'ensemble, une
vision aux antipodes du progrès : la vie est tragique dans
son
essence, et le projet progressiste d'éradiquer toute forme
de
pauvreté, de manque, de souffrance, voire la mort, de
maîtriser totalement la nature, de l'avortement à
l'euthanasie, est une utopie folle. Sur son rejet de la vie, il
bâtit une idéologie pseudo optimiste qui
prétend
venir à bout de ses aspects "déplaisants", sans
se rendre
compte que le plaisir est d'autant plus fort qu'on n'y succombe pas
tout de suite, que la joie couronne l'effort, que la santé
ne
s'éprouve que dans la maladie, que le jour n'est aimable que
parce qu'il succède à la nuit. Le christianisme
oppose
l'espérance à l'optimisme, et en cela affirme sa
supériorité pour comprendre notre condition
humaine -
à savoir que la vie est souvent difficile, mais qu'elle est
belle malgré tout, parce qu'on peut y aimer, construire,
essayer
de grandir, de donner, au lieu d'accaparer pour vivre en forme
jusqu'à cent vingt ans.
Mais que reste-t-il aujourd'hui des vertus de la petite-bourgeoisie ?
De l'amour d'un monde imparfait ? Lasch se demande au début
du
livre pourquoi le progrès a encore tant de succès
en tant
que croyance alors que son échec est patent. Il ne
répond
pas à sa question. Peut-être parce que le
progrès
correspond fondamentalement au souhait du dernier homme
nietzschéen, celui de mourir tranquille. Lui faire renoncer
à cette fascination pour sa propre fin, quelle
tâche, et
des images belles de vies héroïques montrant que
l'espérance et la grandeur sont possibles en ce monde,
pourront
peut-être y contribuer.
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